ENTRE HAINE ET PARDON (2)

Le pardon pose aussi la question de son extension dans le temps. Devons-nous pardonner une personne dans son ensemble, ou l’acte seul incriminé ? Des réponses existent fondés sur le nombre 7 poussé symboliquement à son extrême (jusqu’à soixantedix fois sept fois 1. C’est aussi beau que difficile, voire insupportable si l’on s’en tient aux mathématiques, ou dénué de sens si ce fameux pardon devient automatique. Autant dire qu’il n’existe que comme autorisation de poursuivre si le pardonné se sent impuni. Cela devient le fameux « rappel à la loi » qui permet à tant de racailles de sortir en ricanant du tribunal où le juge abat son travail gauchiste à la chaîne.

Pour en revenir à Matthieu 18:22, remarquons que la prescription s’intègre dans une série de questions oscillant entre la parabole et le questionnement rabbinique, l’ensemble se terminant par un rappel, non à la loi, mais aux égarement des questionneurs ramenés à leurs propres erreurs anciennes, aux punitions encourues et au pardon reçu.

Mais la réponse est faussée car elle suppose une faute par dette « négligée » commise, non seulement par le coupable du fait présent, mais par son accusateur dans des temps anciens (l’un et l’autre étant des serviteurs d’un seul maître. La dette du dernier fautif est connue (10 000 talents) mais pas celle, plus ancienne, de son accusateur actuel). Fort bien.

Mais alors, il nous manque une donnée. Entre une dette de dix mille talents et une autre inconnue, comme établir une justice ? S’agirait-il du même pardon ? Faut-il négliger la quantité pour nous en tenir à la qualité ? Comment agir envers une personne qui aurait tué un passant avec une pierre, et l’autre qui aurait moralement trébuché sur un gravier ? Jusqu’à présent, je n’ai pas entendu que Jesse Hugues se soit introduit dans la salle de concerts d’un concurrent pour assassiner artistes et spectateurs. Nous n’avons pas connaissance d’une vendetta armée du pape Jean-Paul II contre un quelconque autre dignitaire. Il n’y a pas proportionnalité.

Il me sera répondu que là se trouve la beauté de l’acte de pardon. Et si je n’y vois pas de beauté, mais une entrave au fonctionnement de la simple justice ? Après tout, la parole mille fois répétée de la pièce de monnaie qu’il faut rendre à César, suivie de son explication forcée entre la séparation du temporel et du spirituel, tout cela est superbement mis de côté dans la question de la dette de 10 000 talents : à qui appartenaient-ils ? Et quelle part en revenait à César ?

Comme il est étonnant – et enrichissant – de se référer à des textes qui comportent tant de contradictions ! C’est la caractéristique de la Vie, je veux bien l’admettre : admettons les contradictions. Il existe des assassins et des victimes. Mais s’ils sont reliés par le crime, ils n’en sont pas moins disjoints par les motifs, et quand cette disjonction n’existe que parce qu’ils appartiennent à deux mondes séparés et irréconciliables, il faut admettre qu’elle est irrémédiable, et qu’aucun pont nommé pardon ne peut les rapprocher. Ce serait comme lancer une corde de 10 mètres pour attraper un objet placé à 100 mètres. Laurel et Hardy en aurait filmé un merveilleux sketch, nous aurions ri aux éclats, sans plus.

L’idéal du pardon serait de remettre les pendules à l’heure, la balle au centre… et toutes les expressions que l’on voudra. À seule condition que les parties s’accordent sur les règles du jeu.

Dans le cas du Bataclan, les assassins obéissaient à des mobiles peut-être divers, mais dont l’un au moins prédomine : la guerre religieuse, le djihad. C’est leur droit divin, leur règle. Je peux la craindre, la discuter, la tolérer ou non. N’empêche, ils obéissaient à leur loi divine.

Dans ces conditions, le pardon de Jesse Hugues, ne correspond plus à rien de commun entre lui et ses agresseurs.

Imaginerait-on une victime de la Shoa, ou quiconque porté à la compassion extrême envers les dites victimes, pardonner aux bourreaux nazis ? Impensable, me semble-t-il, car les nazis appartenaient à un autre monde que le nôtre, si imparfaits et fauteurs de violence soyons-nous ! Ils appartenaient à un monde de négation de la vie d’un peuple, avant de continuer par les autres. Ils agissaient au nom d’un Führer qui croyait en un Reich de 1000 ans et à une mission quasi-divinisée. Eh bien, nous en sommes là avec les djihadistes qui veulent instaurer un califat sur le Monde, en tolérant les autres à condition qu’ils soient esclaves ou dhimmis. En parallèle Messieurs les ex-nazis, vous auriez pu continuer… avec le pardon de vos victimes ! Je n’ose pas l’imaginer, pour l’avenir du peuple juif et de sa religion à laquelle nous devons tant. Et par extension nécessaire, Messieurs les djihadistes, quelles armes souhaitez-vous que nous vous fournissions ?

Le problème étant ainsi posé, sous une forme de djihadisme meurtrier et de séparatisme forcé et forcené entre chrétienté et islam (à l’échelle de la pensée, et non pour les musulmans accomplissant sans haine ceux des devoirs de leur religion qui privilégient la relation humaine tranquille) reste à en tirer encore quelques fils du tissu.

Les assassins du Bataclan ont dû agir sous différentes emprises, dont – je l’espère pour eux – celle de leur religion en considérant ce qu’elle pose de plus dur. Au moins, ils sont partis avec la satisfaction du devoir accompli. Ils ne furent pas les premiers, ils ne seront pas les derniers. Pour valider cette injonction coranique, ils devaient obligatoirement considérer les victimes du Bataclan comme appartenant à l’ordre du diable, du sheitan (« notre » Satan).

Compte tenu des abîmes qui nous séparent de ces personnes, devons-nous oublier que la religion chrétienne, comme l’Ancien Testament dont elle est issue, fait nommément référence au diable ? Je pense que non, car un Dieu présenté comme « de bonté », ne pourrait présenter aux hommes de frontières contre des zones intolérables sans la présence d’un diable, lui aussi voué à ses actions propres.

Et, deuxième conséquence qui nous ramène à l’esprit du pardon éclairé, cette même religion devrait considérer comme sacrilège tout pardon accordé à un acte diabolique.

Le massacre du Bataclan est-il un acte de foi des assassins ? Si oui, alors, il doit être considéré par nous comme diabolique. Et si la religion catholique n’est plus capable de cela, c’est qu’elle est peut-elle arrivée au bout de son temps de réflexion, qu’elle n’accomplit plus le premier devoir du premier niveau : assurer la sécurité des niveaux inférieurs. Au moins, voilà un point qui la rapproche des pouvoirs terrestres.

Que Monsieur Jesse Hugues en tire les conséquences qu’il veut, et qu’il peut. Sur les éléments troubles du pardon, il y a encore beaucoup à dire. Le syndrome de Stockholm comprend bien des formes cliniques.

Je m’en tiens là, fermement. Le reste appartient au Créateur. Et cela est une affaire personnelle.

Antoine Solmer

1 Matthieu 18 : 22

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