
Ce titre – le détail qui tue – ne fera pas les manchettes (plus ou moins propres de journaux. Mais comme je tiens en main la preuve laissée par le ou les meurtriers, je ne résiste pas au plaisir de la divulguer. Ah ! Méchant petit corbeau que je suis ! Mais si c’est mon plaisir personnel ! Et si, de plus, c’était mon devoir. Chers concitoyens, je vous laisse juges.
J’accuse une société secrète organisée en réseaux des crimes suivants :
1/ Assassinat de grammaire
2/ déstabilisation cérébrale des populations
La première preuve est en tête d’article, je veux dire, autant de mon article que du leur que j’ai trouvé dans un supermarché dont je tairai le nom tant que l’enquête est en cours. Il y est écrit en toutes lettres : SAC PAPIER.
L’ASSASSINAT DE GRAMMAIRE
L’assassinat de grammaire est factuel, irrémédiable. Ah ! Si l’on avait écrit sac en papier, nous aurions su de quelle matière nous entrions en possession. Du papier, ce n’est pas dangereux, en principe. Ou encore, sac à papier qui exprime clairement l’usage de l’objet, quand ce n’est pas cette expression gentiment désuète d’une consternation plus ou moins furieuse. Qu’on la remette au goût du jour, SAC-À-PAPIER !
Mais SAC PAPIER… de quoi parlons-nous ? Quelle invention diabolique se cache sous cette expression ? J’avoue avoir longtemps tourné autour du pot, l’avoir reluqué, flairé, approché, éclairé avant d’oser le prendre en main. Mais rien ne n’est passé. Rien ? Enfin, pas exactement. Quelques gémissements de ma vieille grammaire qui passait l’arme à gauche. Ce n’est rien, lui ai-je dit, comme on l’affirme dans les feuilletons américains pendant que le blessé se plaint de perdre trois ou quatre litres de sang à la minute. Ce n’est rien, dans un petit quart d’heure tu seras à l’hôpital. Pendant ce temps, la sirène de l’ambulance lance ses LA LOI, TOUT BON, LA LOI, TOUT BON. Je ne sais pas pourquoi. Bien sûr, c’est déjà trop tard. Mais le spectateur attend le miracle. C’est son droit.
DÉSTABILISATION CÉRÉBRALE DES POPULATIONS
Au point où j’en étais, j’ai mieux examiné l’objet. J’y lisais des messages mystérieux.
D’abord : COMMENT UTILISER CE SAC PAPIER
1/ PRENDRE LE SAC
Je ne m’en serais jamais douté. C’était tellement extraordinaire. J’ai bien utilisé ma main droite, comme c’est indiqué sur le schéma, en pensant à tous les malheureux gauchers qui se trouvaient racisés, exclus, vilipendés, ce qui vaut mieux que d’être vils et pendus. Mais, comprenez-moi bien. Je n’allais pas enfreindre ce règlement, espérant qu’il ne soit pas « de comptes », ici ou à OK Corral.
Rien ne se passant, je suis arrivé à la deuxième étape
2/ ÉLARGIR L’OUVERTURE DU SAC
Un énorme mal de tête m’a pris. Que faire de ma main droite toujours occupée à prendre le sac. Vous l’avez compris, je suis droitier, profondément ancré à droite. Alors, ma main gauche est aussi maladroite que mal à gauche. Help ! Ai-je crié (toujours dans mon feuilleton). Personne n’est venu à mon secours. Que faire, écrivait Lénine qui s’y connaissait en main gauche. Si même lui appelait au secours ! Pour être franc, ayant un peu lu ses conseils, je n’avais pas le temps de monter une organisation secrète et de former mes troupes à l’obéissance. J’ai fait ce que j’ai pu. À la fortune du pot, qui était un sac. J’ai plus ou moins élargi cette f… ouverture. J’étais presque soulagé. Le pire était à venir : la troisième étape.
3/ METTRE LA MAIN SOUS LE SAC POUR QU’IL NE DÉCHIRE PAS SOUS LE POIDS DES ALIMENTS
Le drame ! Je tournais en rond, émettais de longs soupirs, me creusais ce qui me restait de cervelle. Mettre la main sous le sac ! Quelle main ? Attendu, mes juges, que le dessin montrait toujours la main droite, celle qui avait déjà pris le sac, obéissant à la première consigne. J’ai essayé. Voyons, si je tiens le sac entre mes dents… à moins d’utiliser ma main gauche. Changer de main sous le sac. Un vieux film de Laurel et Hardy dans le labyrinthe me revenait en mémoire. Où étaient mes mains droites, et mes mains gauches ? Lesquelles étaient lesquelles ? Et aucun psychiatre de garde dans le magasin. On devrait mettre des psychiatres de garde, à côté de telles consignes. Une vendeuse passait. Appelez le psychiatre de garde, ai-je imploré. Comme elle ne comprenait pas, j’ai insisté en américain (toujours le feuilleton) : the shrink ! Elle est partie en courant. J’ai utilisé les conseils basiques en cas de torture mentale. Se mordre les gencives jusqu’au sang. Pour le sang, ça a marché. Dégoulinade façon Dracula. Mais personne n’a rien compris. Les clients me regardaient d’un drôle d’œil « sauf les aveugles, bien entendu ». Comme j’étais au rayon des tomates ils pensaient que j’en avais grignoté trois. L’inflation explique bien des choses.
Et là, j’ai entendu un soupir inespéré. J’ai eu du mal à comprendre : ne… déch…pas… ne déch…pas… La vieille grammaire déjouait les pires pronostics, ou alors le scénariste l’avait ressuscitée. Elle reprenait du poil de la bête, et moi, ébahi, n’en croyais pas mes oreilles. Elle, ne voulant pas manquer de nous fourguer une de ses règles, hurla : « NE SE DÉCHIRE PAS… BOUGRE D’ÂNE… SE DÉCHIRER… VERBE RÉFLÉCHI… RÉFLÉCHIS UN PEU SINON JE DÉCHIRE TON DEVOIR. »
Je l’ai suppliée. Pour le devoir d’accord, mais pas le sac, je t’en prie, avec tout le mal que je me donne et mes mains qui s’entortillent. Elle a baissé le ton. Mais je l’entendais ronchonner : « … de mon temps… cent lignes… signature des parents…».
Mon cœur battait la chamade. Je n’en menais pas large. Mais le pire était à venir. Ce f… sac ne devait pas « se déchirer » (ouf !) « sous le poids des aliments ».
Les aliments ? Quels aliments ? Il n’y avait pas d’aliments là-dedans. Alors, sous le poids de l’air, peut-être. Voyons, À quelle altitude étions-nous ? Mince. Mon altimètre, vite. Correction avec la pression au niveau de la mer. Je marmonnais. 1013 millibars, 1013 millibars… Un client attentif me renseigna : « Il n’y a pas de milkbar ici, depuis quarante ans, au moins. » J’avais oublié mes formules. Comme il avait voulu m’aider, je ne l’ai pas rembarré. J’ai précisé : « Non, hectopascal ». Il était dur d’oreille. Il ne comprenait que pascal, le vieux billet de cinq cents francs. Toujours aimable, il me renseigna : « Il n’y en a plus depuis quinze ans au moins. » Il me tourna le dos, et moi je tournais en rond avec ce damné sac, ses consignes – gratuites – et mes mains qui tentaient de se retrouver et de ne rien lâcher. On ne lâche rien ! On ne lâche rien ! Ça me rajeunissait. Ça faisait du bien. Sauf à ceux qui attendaient derrière moi. Je me disais : « Si ce sacré sac se déchire sous le poids des aliments qui n’y sont pas, quelle catastrophe est à craindre si j’en rajoute ? »
4/ METTRE LES ALIMENTS (FRUITS OU LÉGUMES
Cette quatrième consigne était claire : un chou-fleur montrait la marche à suivre. Mais la terrible main droite était toujours sous le sac. J’esquissai un pas de deux avec mes mains, pas facile. Dans une prochaine vie je m’entraînerai à jongler. Ça peut servir, pour les courses. En même temps, il fallait se décider, une fois de plus, ruser avec la consigne, car je ne voulais pas de chou-fleur. J’aime pas les choux-fleurs ! Je hais les choux-fleurs ! J’aime pas croquer le marmot ! Ah ! Mais ! Et là, l’idée géniale m’est venue. Ils avaient bien écrit « fruits ou légumes ». Mais la tomate est un légume-fruit, une sorte de faux-fruit que s’arrachent les botanistes et les cuisiniers. Donc, en mettant un faux-fruit qui soit faux-légume, mon sac, ne risquait pas de se déchirer.
Soudain, libéré de toute angoisse, j’ai fait valser le sac, lancé cinq tomates en l’air qui se sont engouffrées dans le sac. Au deuxième essai, patatras, cinq autres tomates par terre. Je me suis éclipsé en douceur. Enfin, avec autant de douceur que possible, quand mon soulier gauche à dérapé. La vengeance du faux-fruit, faux-légume, faux-jeton. C’est là que le sac a explosé, en même temps que toutes les tomates. Dommage. Elles devaient être trop mûres, me suis-je consolé. Dans un magasin américain, j’aurais intenté un procès, demandé au moins cent mille dollars. Ici, on m’a gentiment traité d’ahuri, incapable d’ouvrir un sac.
Pourtant j’avais bien suivi le mode d’emploi. Ce n’était pas de ma faute. Essayez, pour voir !
CE QUE J’ATTENDS DE MES JUGES
Puisque nous sommes entre nous et que je vous ai fait juges, je vous adoube aussi comme jurés. Ne vous privez pas de réfléchir à cette extraordinaire manipulation (je ne parle pas de mes jongleries avec les tomates), mais d’une société qui prend ses citoyens pour des abrutis, au point de distribuer de telles âneries (pardon, Cadichon, pardon, Platero, pardon à vous tous, si patients, si têtus parfois).
Et si vous entendez une expression comme Éducation nationale, fuyez, fuyez vite en criant « Hou ! les cornes, eeeuuuu, hou les cornes eeeuuu… ».
Antoine Solmer