LA NUIT DE TOLÈDE

Attention ! Beauté ! Voici “La Nuit de Tolède”,  un extrait de Comme le temps passe, ce merveilleux roman de Robert Brasillach qui en disait : “C’est le roman de la jeunesse qui fuit et qui renaît tour à tour, en même temps que celui de deux êtres qui peuvent se chercher, se perdre, se retrouver, sans jamais cesser d’être faits l’un pour l’autre. »

J’ai écrit “Attention ! Beauté”. Prenez ici ce conseil au sens le plus profond de  l’attention, celui qui vous met en tension, en attente, et en tentation. Vous avez devant vous un de ces textes doucement incandescents qui transcendent nos vies. Un texte dont le président Mitterrand, un lettré amoureux des grands textes français s’il en fut, conservait un exemplaire original de 1937.

Et puis, petit conseil : attention à lire en respectant scrupuleusement la ponctuation. C’est celle aussi qui nous fait sentir le rythme de la nuit de Florence et de René, les amants de la nuit de Tolède.

Antoine Solmer

Ce fut la dernière nuit qui fut la nuit de Tolède.

Ils étaient couchés dans l’ombre, la fenêtre ouverte à demi sur la ruelle étroite envahie par la lune à son zénith. Peut-être avaient-ils voulu s’endormir, ce soir, dans les rues poussiéreuses, face à la Castille dévorée de lumière. De longues minutes, ils n’avaient rien dit, étendus côte à côte, immobiles, les yeux fermés, attendant le sommeil et communiquant seulement par leur chaleur. René songeait à ce corps qui près de lui sommeillait peut-être, ce corps de son amie et de sa femme, qu’il commençait seulement de connaître un peu, et qui lui était promis pour l’éternité. Il se souleva un peu sur un coude, regarda Florence qui frémit, mais n’ouvrit pas les yeux. Doucement, il posa sa tête au creux de son épaule, remua comme l’enfant ,qui veut dormir, soupira, puis resta immobile. Déjà, elle sentait sur elle ce poids de l’homme qu’elle chérissait, cette grosse tête contre son épaule et sa tête, à la naissance des cheveux. Il faisait tiède dans la chambre ou longtemps encore ils ne bougèrent pas, approchés l’un de l’autre. Déjà il passait son bras par-dessus son corps, simplement pour la mieux sentir, pour être plus près d’elle, et déjà elle tournait sa tête vers lui, et sentait sa joue tout près de ses lèvres. Il leur semblait que réellement ils s’éveillaient, et leurs yeux cependant demeuraient fermés. Ils surgissaient lentement du sommeil, et tout à l’heure en effet ils seraient parfaitement lucides et attentifs l’un à l’autre, mais pour l’instant, encore engourdis, ils regardaient en eux-mêmes l’image qu’ils composaient, jeunes amants embrassés déjà étroitement, mais chastes, séparés par un peu de sommeil et un peu de linge, et unis seulement par la chaleur. Bientôt, ils s’éveillent tout à fait, ouvrent les yeux, regardent dans la chambre la clarté pâle qui éclaire les montants de la fenêtre, l’alcarazas posé sur le balcon, au-dehors un pan de muraille, au-dedans le lit assez étroit. Il est tout près de son oreille. tout près de ses cheveux parfumés, et il ouvre les yeux à l’ombre de cette chevelure, et du bout de ses lèvres il touche cette oreille et lui murmure son nom :

« Florence. »

 Elle s’est rapprochée de lui, et entre ses genoux il tient maintenant un genou rond, dont il connaît la couleur de pierre de lune, un genou poli comme un caillou dans le torrent, frais et doux, et il n’a pas besoin de le voir pour en reconnaître aussitôt la forme unique, avec ce creux à l’est et à l’ouest de la rotule, comme dans un paysage nocturne et merveilleux. Elle se sent prisonnière elle-même d’autres genoux un peu durs, qu’elle a vus dans son enfance meurtris de coups, salis par la poussière et rayés par les cicatrices, ces genoux d’enfant; de l’enfant son compagnon qui est maintenant dans cette couche ce jeune homme son mari. À travers ce vêtement léger qu’elle porte, il sent son corps chaud et mince, et déjà commence de sa main gauche, à caresser son dos, lentement. Elle perçoit le mouvement de chaque doigt, sur cette part d’elle-même presque lointaine, presque insensible, et elle remue la tête de droite à gauche, sur l’oreiller léger, comme si elle disait non. Mais elle ne dit pas non, elle poursuit seulement son rêve, et songe qu’elle est en barque, et continue à sentir la caresse imprécise de cette main d’homme, de cette paume contre ses côtes, et de ces doigts au pli de sa hanche. Savent-ils, l’un et l’autre, si le sommeil ne va pas les reprendre à l’instant; s’ils ne vont pas se délier de cette fragile union, et repartir pour leurs songes incommunicables, après cette sorte d’au revoir gracieux et tiède sur la terre ferme, cet embrassement d’enfants qui vont se quitter, quand déjà clapote au pied de l’appontement l’eau sous la barque ? Ils n’ont aucun dessein défini, mais ils sont là dans la pénombre, les yeux maintenant ouverts. La lune pour René dessine, éclaire ce visage encore un peu rond comme le visage même de l’enfance, ces cheveux bouclés sur le front, et délimite, hors de cette face de femme, presque un  visage de page florentin, avec un nez droit, des yeux profonds, et quelque sourire ironique. Pour elle, la lumière indique, à demi enfoui, à demi invisible, de courts cheveux drus, un visage de garçon brun, un menton foncé par la nuit, des joues où se devine encore aussi l’enfance, et déjà sous les paupières deux coups d’ongle imperceptibles, sauf à elle. Leurs pieds se touchent, se frôlent doucement. leurs pieds qui à l’extrémité même du corps, indépendants et invisibles. sont aussi adroits pour se comprendre et aussi souples, semble-t-il, que des mains. Et tout le long de leur corps, par ce qui se touche et par ce qui ne se touche pas, ils se devinent, s’accompagnent dans leurs accords, leurs retraits. leur parallèle allongement. Son bras droit à lui s’engourdit sous le poids de son torse. C’est pour le soulager que tout à l’heure il s’est soulevé un peu pour poser sa tête sur l’épaule de Florence. Mais déjà il sent courir sous sa peau mille fourmis, et il se soulève encore sur un coude et fait jaillir son bras tout entier hors du lit. Déjà il a rejeté un peu le drap loin de leurs torses livrés à la relative fraîcheur. C’est à son tour à elle de fermer les yeux sous son regard, car il la regarde, hissé au-dessus d’elle, appuyé sur ses deux poignets, comme ils regardent un instant toutes les femmes, ces jeunes hommes penchés dans un lit au-dessus d’une proie amicale et consentante. Il soupire pourtant, rejette en arrière ses cheveux noirs, sourit à l’invisible. Puis il la tire par les mains, la secoue comme·il la secouait enfant, commence une fraternelle bataille. Elle laisse pencher en arrière sa tête alourdie, toujours les yeux fermés, se soulève un peu sur les épaules et les jambes pendant qu’il la dévêt, qu’il se dévêt doucement. Ils se font face, couchés sur le côté, lui sur le côté droit, elle sur le côté gauche, suivant leur habitude déjà inconsciente, ils se font face et se touchent désormais de tout leur corps, les draps ramenés un instant au-dessus de leurs épaules, respirant le parfum même de leur peau, et l’un l’autre déjà caressant doucement ces versants de leur corps, pareils à des collines dans la nuit. Elle s’est encore rapprochée de lui, et elle est là, immobile bientôt, les pieds strictement joints, sentant de ses genoux ses genoux, de son ventre son ventre, de ses seins sa poitrine à  lui, et, la tête un peu plus basse, elle appuie ses lèvres sur la grosse artère du cou, qui bat. Il la tient maintenant dans ses bras, les mains unies au creux de ses reins, et il sent contre lui toute la fraîcheur et toute la tiédeur à la fois de ce jeune corps de femme, en cet instant qui domine les futures décrépitudes et la future mort, en cet instant de jeunesse inattaquable qui leur appartient, pour l’éternité, quoi qu’il advienne. De son épaule gauche il appuie lentement contre son épaule droite à elle, elle se sent poussée, comme est poussée la barque sous le flot et sous le vent, elle se livre au vertige insensible. Il a dénoué ses propres mains derrière le dos, prend appui sur son genou. Le voici qui la tient allongée sous lui, et il est seulement  un peu appuyé sur les avant-bras pour ne l’écraser point, et exactement elle allonge ses jambes sous les siennes, et tous deux l’un au-dessus de l’autre et immobiles, ils goûtent cet instant miraculeux de leur jeunesse et de l’amour, l’instant où s’éveille et se parfait le désir, avant même la caresse, l’instant où elle ne sent d’autre plaisir que le poids de ce jeune corps d’homme sur son corps à elle, un peu étouffée, un peu privée de respiration, mais la gorge saisie d’une si délicieuse angoisse qu’elle ne céderait rien au monde pour cela. Et lui-même, genoux unis sur les genoux, il pèse de son poids qu’il essaie d’alléger sur cette chair si douce. Il ne pense pas à autre chose qu’à cette douceur, douceur de pêche et de satin du ventre, douceur de l’agate polie, douceur de la perle et de la pierre de lune des seins. Ils sont nus l’un contre l’autre, l’un pesant sur l’autre, nus comme aux premiers jours du monde, dans l’innocence du jardin. pendant qu’au-dehors la nuit espagnole rayonne sur la ville, et dans des centaines d’autres chambres sans doute, ici même, et dans des millions d’autres chambres par le monde, d’autres jeunes couples sont à ce même instant de l’immobilité dans le désir. Il caresse ses épaules rondes, il caresse son cou, il courbe le torse un peu plus, et pose ses lèvres sur les siennes. Il s’étonnera toujours de la fraîcheur de la bouche de Florence, comme elle s’étonnera de l’ardeur de sa bouche à lui. Il lui a pris la tête entre ses mains, comme une coupe, comme un fruit et il hausse cette tête vers la sienne, appuie sa bouche fermée contre cette bouche fermée. Longtemps. ils restent ainsi, respirant peu, et il commence d’ouvrir avec précaution ces lèvres fraîches. Elle cède vite, elle ne veut point attendre, mais frémit seulement de la tête aux pieds, et ouvre les yeux sur ce visage si proche, dont les yeux rient tout près des siens. Elle mord un peu, mais doucement, ces grosses lèvres charnues, pour avoir le plaisir de les tenir comme elle tiendrait un fruit rouge, et puis il reprend sa caresse imprévisible, caresse son palais, ses gencives dures, écrase contre sa bouche la petite bouche de sa femme et de son amie. Parfois, il la quitte, ou elle-même se secoue de lui et ils reprennent haleine et cherchent un peu d’air, mais aussitôt ils se rapprochent, cherchant le goût l’un de l’autre dans ce baiser lent, qui alternativement écrase et laisse libres leurs bouches, pareilles à deux fleurs de mer qui se mêlent par leur cœur et par leurs pétales. En même temps ne bouge pas encore leur corps exactement parallèle, exactement allongé l’un sur l’autre, elle plus petite et ses durs genoux au-dessus des siens. Pourtant, bientôt, il se détache un peu d’elle, abandonne cette bouche et se laisse glisser un peu sur le côté pendant que de ses jambes il l’emprisonne. Ce n’est pas qu’il veuille encore la prendre, elle ne le voudrait pas non plus. Mais il se courbe, après l’avoir un instant regardée, à la clarté de la lune, petite morte encore agitée de tressaillements étendue sous lui et prisonnière de ses genoux comme une cavale. Il commence, de ses lèvres et de·sa langue, à caresser doucement la naissance du cou, où bat une artère, le creux frais où s’attachent les tendons, les seins enfin. Elle tressaille encor,’ plus fortement, ouvre la bouche comme si elle se noyait. Cette caresse, pourtant, elle la connaît, elle l’attendait, mais elle la remplit toujours d’une émotion insoutenable, et elle ignore vraiment le désir tant qu’elle ne l’a pas subie. Alors en elle, sous ce léger passage des lèvres sur sa chair, s’éveille comme une envie de pleurer, un énervement, une suffocation exquise. Lui-même, ressent-il quelque plaisir ? S’il avait le cœur de raisonner en ces instants, il ne saurait que répondre. Ce plaisir qu’il éprouve à caresser d’aussi fermes contours, ce jeune sein durci, et cette peau transparente, presque aussi transparente et aussi dure qu’une mince pellicule de nacre, il se mêle si étroitement au plaisir plus subtil de faire plaisir qu’il ne sait pas les distinguer l’un de l’autre. Il a toujours aimé à donner le plaisir, et parfois un peu plus qu’à le subir. Tandis que de sa bouche il s’attarde encore autour de ce sein, de sa main il caresse un ventre tiède qui tressaille, une longue jambe, le pli de l’aine, et il n’ouvre plus les yeux, mais longuement il fait frissonner ce corps soumis à lui, il y éveille un cri muet, presque une douleur, une joie diffuse ou précise. Lui-même, il s’oublierait volontiers, si c’était s’oublier que s’abîmer dans tel abîme de soin et d’orgueil, et de faire si exactement attention à susciter le plaisir de l’autre. Elle ose à peine le toucher. Au début, elle n’osait jamais toucher ce dur corps de garçon, tendu contre elle, dans une besogne qu’elle subissait avec une joie violente, mais à laquelle elle aurait eu presque honte de participer. Maintenant, elle a à peu près pris cette habitude de le sentir contre elle, de supporter ce poids miraculeux. En elle-même, elle s’étonne encore de sentir si délicates des mains qu’elle aurait crues rudes, de découvrir la douceur d’un torse d’homme, d’un dos d’homme, et avec sa main, ses petits doigts maladroits et rapides, elle donne des coups hasardeux, avance sa paume, frissonne à la sentir heurter une épaule, un bras – mais lui-même ne sent rien, et elle ne sait même pas si elle le caresse, et la respiration déjà brève et coupée, elle se livre merveilleusement à sa joie. Un instant encore il se laisse glisser sur le côté, l’enserre fortement dans ses bras, une main repliée autour de son épaule, l’autre contre son flanc, un genou remonté au-dessous de sa hanche. Puis ils se retournent ensemble encore, comme deux nageurs, elle le hisse au-dessus d’elle, et il s’appuie sur ses coudes et il la regarde. Voici qu’il se laisse glisser au long d’elle, qu’il appuie sa tête contre son ventre, pendant qu’elle tremble, les bras repliés sous sa tête. Il aime à rester immobile ainsi, sur ce profond et chaud coussin, ouvrant les yeux, contemplant au nord et au sud de lui-même ce paysage merveilleux qu’est un corps de femme, cette planète insolite, et la courbe de ces collines de chair tendre, et les fuseaux des longues jambes pâles, et appuyant sa bouche avec ferveur sur ce ventre qui tressaille, se joignant de la sorte à cet ombilic comme l’enfant avant de naître. Elle aime à son tour sentir contre elle-même, au plus près de sa chair, et avant l’orage même du désir, ce poids presque enfantin, presque puéril, cette tête dont elle devine au toucher les cheveux, le nez, les yeux, dont battent les cils contre son ventre, et elle approche sa main, et de sa main elle appuie la tête contre elle-même, et elle n’a pas besoin d’ouvrir les yeux pour la contempler. Elle est étendue, ils sont étendus sur le lit entièrement découvert, baigné par la clarté de la lune, lui plus brun, elle plus blanche, mais nacrés tous deux, poudrés d’une lumière ocellée et impalpable, et à la même heure sans doute, fenêtres ouvertes ou fermées, dans des pièces chaudes ou froides, de par le monde, des couches pareilles, également dévastées, reçoivent le beau poids de jeunes couples pareils, blancs et bruns, enlacés dans l’ombre ou dans la lumière. De ses mains, sans bouger la tête, il caresse ces longues cuisses, ces genoux, il tient contre lui, entre ses jambes, ces pieds frais et petits, il hausse ses paumes pour caresser au-dessus de lui. encore une fois les seins ronds, la gorge un peu creusée, pour écouter battre, si vite déjà, ce cœur prisonnier. Puis il commence, de sa langue et de ses lèvres, à toucher doucement, à petits coups, cette chair de lune, à suivre lentement ses contours, à descendre, au long du pli de l’aine, au long de cette hanche, vers le centre même de ce corps déjà envahi par le trouble et tendu et amolli tour à tour. Il se redresse, assis sur les talons, le contemple de haut au-dessous de lui comme une bête morte ou soumise, s’aperçoit lui-même dans l’ombre, le dos tourné à la lune, corps de jeune homme debout devant sa proie, avec ses poignets encore minces, l’attache visible de ses épaules, enfant qui se souvient encore d’avoir été un enfant et qui déjà pourtant est un homme qui a obtenu son désir et sa compagne. D’en bas, elle vient d’ouvrir les yeux, et le contemple, elle aussi, si près d’elle, et si loin, abandonnée de son poids, elle se sent froide dans la nuit. Elle gémit un peu, tend la main vers lui, le touche au-dessus du genou, la laisse retomber. Elle le regarde, elle le regarde, et halète presque, et voudrait sans jamais cesser le regarder, ce garçon dressé au-dessus d’elle, comme lui-même contemple sa petite femelle tiède et immobile, et tous deux savent qu’ils sont baignés dans la même clarté lunaire et le même désir, qu’ils ont envie de leur corps, et qu’ils l’aiment, et qu’il va bien falloir céder à la tentation merveilleuse, mais ils n’aiment rien tant que cette halte souveraine au sommet du temps, lui debout et elle couchée, et se regardant, mais elle ferme les yeux, elle ne le voit point qui penche son corps comme un arbre sous le vent, qui s’appuie sur le coude et détend ses jambes soudain. Elle sent seulement tout près de son oreille ses genoux maintenant, et ses bras sont autour de son ventre, et ils la soulèvent comme un poids, et elle sent contre ses hanches son torse dur. Elle hoche la tête de droite à gauche, dans ce non du plaisir qui veut dire oui, elle touche de ses lèvres, à petits coups, les genoux du jeune homme, sans même le sentir, sans même savoir ce qu’elle fait, et elle gémit déjà. Comment la caresse-t-il ? Elle ne sait plus, elle ne sent à travers tout son corps qu’une sorte de brûlure extraordinaire, et elle-même ne pourrait bouger, ne pourrait donner de plaisir, et elle se contente d’embrasser ces genoux, ces jambes, et déjà il est revenu au-dessus d’elle, et ce sont ses lèvres qu’elle touche, et lui-même commence d’oublier cette jeune femme étendue sous lui, pour ne plus sentir que le sang qui bat à ses tempes, et devenir prisonnier de cet orage où il s’avance aveugle, ne distinguant plus rien de lui-même ni d’elle, nouveau corps formé de deux corps qui s’embrassent. Pourtant, il s’est soulevé sur ses coudes encore, exactement, attentif à ne pas s’appuyer trop lourdement sur elle, et de son genou, il a séparé les siens à elle, et elle s’est laissé faire. Elle gémit sous ce poids dont elle pourrait, les yeux désormais clos, décrire exactement les formes, elle se sent proche d’être prise, et elle halète, et elle voudrait s’oublier et l’oublier, et ne faire qu’un avec lui, et elle le serre de ses bras devenus durs et elle tord ses mains liées, au-dessus de sa taille et de son buste. Lui-même il gronde un peu, et il se tend, et il lutte contre cet envahissement d’un feu indescriptible, et de temps à autre, il reprend haleine au-dessus d’elle, pour ralentir le plaisir, pour rester encore dans ce domaine terrible de l’attente, dont il souffre et dont il est heureux à la fois. Et pourtant, il sait bien que cette union qu’ils ont commencée n’est pas complète, et que le bonheur ne viendra que de la manière la plus simple. Il pèse un peu plus sur elle, songe un instant à s’étonner, au milieu des pensées les plus minces et les plus difficiles à accorder, que son ventre à elle soit si frais encore, et il s’appuie de ses genoux sur le lit, et commence, doucement, lentement, la respiration coupée et le cœur battant (il l’entend battre, son propre cœur, il l’entend sonner contre ses côtes), à la prendre. Beauté de la machine bien construite, bien huilée, beauté de ces ressorts et de ces engrenages qui s’épousent d’une manière si exacte. Comme elle est chaude et douce et humide cette femme où il s’enfonce, non point seulement d’une partie de son corps, mais de son corps tout entier, lui semble-t-il, tel le nageur qui plonge dans l’eau tiède, et quelle caresse que cette douceur chaude et quelle tiédeur l’enveloppe ! Elle a ouvert la bouche pour crier, mais n’a pas crié, il a fermé les lèvres pour mordre une épaule, mais n’a pas mordu. Il demeure immobile dix siècles, tendu merveilleusement, appuyé sur ses genoux et sur ses coudes, mais soutenant, soulevant par le milieu même de son corps, cette femme accrochée à lui, pendante de lui comme une viande d’un croc, et morte et vivante à la fois. Et elle-même, écrasée sous ce poids d’homme, écartelée sur sa couche, elle a en elle une dilatation suffocante, et du centre d’elle-même, si brûlant, irradie une douleur miraculeuse, et elle est comblée comme la blessure par le poignard, comme la bouche d’enfant par le sein, comme le flacon par son liège gonflé, comme la machine par son piston exact, comme s’ajustent et tournent les deux pièces du gond, comme se ferme autour du nageur la mer. Elle ne sait plus si elle gémit ou si elle est silencieuse, si elle se contracte ou elle se laisse aller, si elle se ferme ou elle s’ouvre, elle se sent parfaitement emplie, et pressée, et comblée, et de cette chair partent de grandes ondes de chaleur et de froid, sur un rythme égal, et elle souffre et elle a plaisir à la fois. Et lui, les yeux toujours fermés, toujours attentif à ne pas glisser d’elle, il la supporte toujours au-dessus de l’espace, au-dessus d’un monde des nuées et des mers, il la tient dans un ciel vertigineux, et elle lui pèse merveilleusement, et il se tend et se gonfle et se sent aussi dur et aussi brûlant que la barre de fer au plein milieu du brasier de la forge. Pourtant déjà, elle ne lui suffit plus, cette immobilité. Il commence à aller et venir en elle. Elle se met en mouvement la machinerie précieuse et compliquée, la grande horloge de l’homme et de la femme, où les cœurs précipités battent les secondes, et rien au monde, à l’un ou à l’autre, ne pourrait alors leur faire prononcer une parole, tandis qu’elle se sent soulevée et se soulève, tandis qu’ils appuient et relâchent leur contact, qu’ils avancent et fuient, lentement d’abord, et plus vite, ainsi que sur les rails luisant dans la gare commence à s’ébranler la locomotive du rapide. Il a cherché sa bouche, et de la pointe de la langue d’abord, entre ses lèvres à elle, il imite ce mouvement de tout son corps. Mais bientôt, elle détourne la tête, et d’ailleurs il n’en peut plus, et n’a pas assez de pouvoir sur lui-même pour alimenter ainsi deux foyers d’ardeur sans céder trop vite à la dévorante approche du plaisir. Déjà, il le sent monter en lui, s’affermit encore sur son genou. Elle gémit, et elle aussi a senti que leur plaisir commun était proche, et cette seule pensée l’en rapproche encore, et elle le rattrape d’un bond, comme le coureur son camarade et son rival. Alors s’avance l’orage. Au creux des reins de chacun d’eux, au milieu de leur corps, dans l’ombre, entre leurs jambes, on dirait que s’entrouvrent, que s’éveillent et se débouchent mille canaux, un peu partout, qu’un fleuve sourd, comme rejaillissent de la terre les filets d’eau aux alentours des sources, et ils deviennent attentifs, et elle commence à crier, à remuer sa tête, à poser sur son visage d’enfant la plus grande expression de souffrance d’un être humain, et pourtant montent en elle ce tremblement, cette peur, cette chose étrange parente de l’éternuement et des larmes qu’on appelle la volupté. Déjà il se sent comme le paralytique qui perd l’usage de la moitié de son corps : voici que la moitié de son corps est prise, atteinte de cette légère douleur qui va devenir affreuse, et que ses muscles mènent une vie indépendante de la sienne. et la maladie monte et gagne, et il va certainement suffoquer, et tous les canaux sont ouverts dans cette plante qu’est son corps, où bouillonne la sève. Elle brûle et il brûle, et il fouaille cette chair et bute, au plus loin qu’il s’avance, et elle se sent déchirée et prise à pleines mains. Ils sont huilés tout entiers comme des lutteurs, baignés dans la sueur même de la nuit, combattants d’un élément liquide, et le moteur fait de deux corps bat sa mesure vertigineuse, et approche la fin. Alors elle crie, d’un cri long, et se contracte, et ne sait plus ce qui se passe en elle, et veut le fuir et le garder. Et lui-même, terriblement contracté, il laisse aller sa tête sur l’épaule, il serre ses lèvres, il se mord et suffoque, et tout au sommet de sa tension et de son élan, il défaille, et se laisse aller. Voici que sa douleur si bien cachée en lui, sa douleur du centre de son corps, et de ses reins et de ses jambes. elle s’est amassée à la pointe de lui-même, et il l’expulse avec un souffle d’agonie, et il se vide de sa sève, et elle crie toujours, et ils ont chaud, et ils font deux ou trois mouvements spasmodiques, comme l’insecte assommé qui va mourir dans la seconde, et tous ses membres sont détendus, brisés, aussi sûrement que si on lui avait coupé les nerfs et les tendons, et elle le sent qui tombe au-dessus d’elle, qui se laisse noyer, lâche et mou comme un pantin de son. Et déjà le silence s’est établi.

Il a glissé à côté d’elle. sans la quitter encore tout à fait, attendant que s’éloigne d’eux la foudre admirable.

Et puis, il la quitte, il s’allonge comme elle s’allonge, et ils sont immobiles maintenant, et ils reposent.

S’est accomplie l’union. Ce n’est pas la première fois, et ils auront d’autres unions, et celle-ci ne se distingue pas en apparence des précédentes et des suivantes, et peut-être d’autres plaisirs qu’ils prendront ensemble seront-ils plus savants et plus longs. Mais peu importe, si aujourd’hui, dans cette confusion de blessés et de meurtris qui suit la volupté, ils sentent qu’ils ont accompli, sans qu’ils sachent pourquoi, un de ces miracles indescriptibles qui sont le chef-d’œuvre de la vie : et aujourd’hui, c’était le chef-d’œuvre de l’union.

Confusément, René songe tandis que son corps vidé et satisfait, pour l’instant, ne touche même pas, d’aucune parcelle de sa peau, le corps de sa compagne et de sa femme. Confusément, elle songe aussi, à ces minutes qui viennent de s’écouler, à cette collaboration mystérieuse pour le plaisir où entrent tant de soins et de tendresse. Il n’est pas étonnant que tous les peuples et que toutes les religions aient vu dans l’union charnelle le symbole même des plus hauts destins et des plus hautes vocations de la race humaine. Car ils se sont unis, cette nuit, ils le savent bien, comme s’unissent à la perfection un homme et une femme, et qui n’a point connu cette joie au moins une fois dans sa vie n’a rien connu de sa vie et du monde. Ils se sont unis comme ont dû s’unir pour la première fois, hors du jardin, enfin entrés dans la condition humaine et sa noblesse éphémère, le premier homme et la première femme, lorsque après d’autres unions sans doute, moins belles et moins conscientes, ils eurent compris que là était le Paradis qu’on ne pouvait point leur enlever, et la consolation de l’homme, et sa certaine volupté, et la promesse divine elle-même, et l’éternité de la race en un instant résumée, et l’identification promise avec toute une longue suite de descendants qui accompliraient dans les nuits futures le même geste.

La nuit espagnole au-dehors laissait parler deux mendiants à voix basse et criarde, et jamais elle n’était muette, ni immobile. C’est que le monde vivait, continuait ses mouvements et ses rumeurs autour du jeune couple qui venait d’accomplir dans la chambre ouverte sur lui son union, et qui, peut-être, tout à l’heure chercherait à recommencer encore, et tard ainsi dans la nuit, comme il l’avait déjà fait si souvent, chercherait tant de fatigues merveilleuses et tant d’images propres à l’exalter éternellement. Ou peut-être sombrerait-il sans s’en apercevoir dans le sommeil, ayant accompli son facile chef-d’œuvre amical, l’un soutenant l’autre, tous deux s’aidant, tous deux s’unissant dans une sorte d’accueil et de charité. En tout cas, ils auraient accompli cet instant, et rien de lui ne pourrait leur être enlevé.

Ils ont été, pendant ce jeu brûlant, la métaphore humaine elle-même, les deux termes unis et conjoints avec exactitude, l’un attaché à l’autre, l’un dans l’autre, ils se sont mus, ils ont tourné comme une rose immense sous le soleil, et leurs jambes et leurs bras emmêlés, et leurs torses épousés, et lui au fond d’elle même comme un éperon dans le flanc de sa bête, et elle autour de lui comme une corde chaude, et ils avançaient sans bouger dans cette marche, dans ce galop face à face, leurs reins secoués comme sur un cheval, s’étreignant chacun de leurs cuisses l’un l’autre comme chacun son cheval, ils couraient à fond de train, un seul être ventre à ventre, ils couraient ou plutôt il courait, devenus un seul être, à tombeau et à lit ouvert, vers le but invisible au bout de la route, où ils se délieraient et cesseraient autant d’être un seul que l’annelé coupé en deux et qui s’enfuit.

Que peuvent-ils demander d’autre à la vie, maintenant qu’ils se sont unis, et que la femme et son contraire l’homme, se sont emboîtés comme s’emboîtent deux pièces de métal, également douces, et polies, et luisantes, et huilées, et qu’elles n’ont plus fait qu’un, jouant, exactement et doucement dans l’omtre ? Ils ont accompli la réussite parfaite, non seulement parce qu’ils ont en même temps atteint la fièvre et l’exaltation et la délivrance et la paix dans ce rare parallélisme qu’ils ne retrouveront pas si souvent, mais surtout parce qu’ils ont trouvé autre chose, de mystérieux, de fraternel, autre chose qui dépasse même la volupté, et dont le plaisir n’est que le signe. Ils se sont enfoncés au fond même du symbole du mariage, ils ont été les mariés de la nuit, car ils ont compris que le moindre de leurs gestes signifiait quelque chose de précieux, et qu’ils s’unissaient pour le passé et pour l’avenir, et qu’ils ne pourraient jamais oublier qu’ils avaient été unis. Anneau, alliance, un petit cercle d’or luisait à leurs doigts d’enfant, et elle l’avait senti contre son épaule, et il l’avait senti contre sa hanche, mais ils n’en avaient pas besoin pour comprendre le mythe immense de l’union de l’homme et de la femme, et son sens de plante et de planète, et ce monde résumé qu’ils créent tous deux, où l’univers rassemble ses lois, sa charité, les mystères de sa création, ses balbutiements, ses efforts, ses regrets et les espérances de. son avenir. Ils s’apercevaient pour la première fois peut-être que tout en eux était indissoluble, comme l’avaient été, pendant un instant, leurs corps et gonflés et creusés et pesant l’un sur l’autre comme la barre et l’anneau du gond.

Et déjà les nageurs parallèles avaient gagné la pleine eau de la nuit, sans même savoir qu’ils quittaient le pays des êtres éveillés, nus dans le sommeil comme les nageurs dans l’eau, et comme les nageurs doucement mus à travers l’élément tiède et frais à la fois. Et ils voyaient venir à eux, du fond de leur enfance, une ville de remparts au bord de la mer, qu’ils reconnaissaient pour y être allés en songe, et seulement en songe, et ils nageaient vers elle avec bonheur.

Sur la plage d’Alcudia, lorsqu’ils ont débarqué, apparaissent devant eux des enfants nus, portant des corbeilles, et entourés d’oiseaux. Le soleil ne brille pas plus que dans les rêves, mais une lumière naît du corps même de ces enfants, et ils marchent vers eux avec une joie et une crainte indicibles Et lorsqu’ils sont auprès d’eux, ils s’aperçoivent que ce ne sont plus des enfants, mais un jeune homme et une jeune femme brillants de la douceur de la jeunesse, vêtus de fleurs. Et ils comprennent alors qu’il s’agit de deux époux de la cité des songes, unis depuis mille ans, unis pour l’éternelle jeunesse. Et la jeunesse du monde alentour, et la chaleur printanière, et les parfums ne sont que leur propre jeunesse, leur propre amour, la lumière de leur propre sagesse.

Parlent-ils avec les enfants ? Réfléchissent-ils si l’on réfléchit dans les rêves ? Ils ne pourraient le dire, et demain la parole n’exprimera pas la vérité de leur songe. Mais ensemble à coup sûr, ils se tiennent par la main devant le couple miraculeux, image de leur destin hors de la terre, et confusément mais ensemble, ils rêvent à ce printemps qu’ils connaîtront un jour, et qui deviendra de plus en plus enchanteur et de plus en plus saint à mesure que s’assembleront les milliers d’années de leur vie commune.

Ils errent ensemble au bord de la mer, dans le paysage de leur enfance, et tantôt le couple surnaturel disparaît, et tantôt il revient à côté d’eux. Ils jouent, car que faire dans le bonheur parfait, sinon jouer ? Retrouver la beauté du jeu, et sa gaieté, et la familiarité de l’enfance. Contre des arbres pareils aux arbres de la terre, ils se cachent, et courent, et entament ainsi dans la cité des songes ces parties de barre ou de quatre-coins immatérielles auxquelles doivent se livrer sans cesse les bienheureux, et le royaume des cieux sans doute est le royaume des enfants et de la balle au chasseur.

Leurs corps sont toujours couchés nus dans une chambre espagnole, où entrent à la fois un peu de lumière nocturne, le pas des promeneurs, et l’odeur de l’huile et de la cannelle. Ils se touchent maintenant, car ils ont versé l’un sur l’autre comme deux barques amarrées finissent par se toucher, et s’inclinent de leurs bords. Mais ils n’ont pas bougé leurs visages toujours tournés vers le ciel, toujours clos et heureux. Et ils poursuivent leur promenade imaginaire, parfaitement d’accord, parfaitement unis, avec ces deux époux enfantins qui sont peut-être leurs doubles et leurs mémoires, ou peut-être aussi l’avenir de leurs âmes et de leur amour d’immortels.

Mais un vent plus frais a dû se lever dans la ville d’Espagne. Du Tage à l’Alcazar, il monte par les rues brûlées, entre les synagogues et les mosquées, les églises du Christ et celles d’autres dieux, et il envahit la place endormie, et il touche la joue du jeune homme couché auprès de la jeune fille, comme pour leur faire signe et les avertir.

Dans la cité des songes, les nageurs se sont remis à l’eau, pendant que le couple surnaturel, du môle même des rêves les regarde s’éloigner. Il semble dire, sans mots, ce qu’ils sont, cette image d’un destin futur, il semble promettre la prochaine rencontre, celle qui ne se fera qu’après la séparation des corps, ces corps qui pour l’instant dorment, dans cette odeur d’herbe écrasée et de phosphore qui monte d’eux, dans la chaleur de la nuit espagnole où ils se sont tout à l’heure reconnus et où , ils ont accompli leur miracle et leur union. Un jour sans doute, ils retrouveront la cité, le port du bonheur, la grande digue qui s’avance au milieu des rochers, et au-delà des bateaux accrochés l’un à l’autre, des mâts et des cordages, le couple d’enfants immortels les accueillera à nouveau, et les mènera à travers les jardins en escaliers, et les rues étroites de la ville, vers le pays qui n’est à personne sauf à eux. Mais pour l’instant, ils sont à l’eau, et ils nagent. Plaisir de nager dans la nuit et dans la mer du songe, pour regagner son corps endormi, plaisir de fendre lentement, sans presser le mouvement du bras, le coup de ciseau des jambes, cette eau unique, et de s’approcher petit à petit, avec son compagnon de jeux et de voyage, qui est aussi le compagnon pour la vie, de la côte qu’on entrevoit à peine, sous la lune. Il fait tiède dans cette mer, et le sang rafraîchi ne bourdonne plus aux tempes, et coule calme à travers les fleuves et les rivières du corps, et le corps de rêve est fleuve clans la mer, Gulf Stream dans la mer, et pas une vague ne ride la surface plate de l’eau. Mais les corps véritables déjà se sont joints, genoux entre les genoux, et se retournent et bougent, et se préparent à se reconnaître, et il est temps que les nageurs pressent le mouvement afin de les rejoindre. La côte est là, et les enfants merveilleux avec leurs roses et leurs oiseaux ont disparu, comme a disparu sur l’horizon le rempart même de la cité des songes. Sautent sur le rivage les jeunes gens, et ils sont déjà dans leurs corps aux yeux ouverts.