CULTURE ET CIVILISATION /5 : RETOUR À MASLOW

LA PYRAMIDE INITIALE À CINQ ÉTAGES

Il est temps d’approfondir notre pensée, en revenant à la pyramide de Maslow dite augmentée ou plutôt complétée à sept niveaux.

Petit récapitulatif : les cinq niveaux initiaux correspondent : (1) aux besoins physiologiques (la simple survie immédiate) ; (2) aux besoins de sécurité (l’établissement de la famille ou du groupe initial, les relations professionnelles, relations avec des groupes différents, présentation, partage ou échange de biens, de savoirs et d’expérience) ; (3) aux besoins d’appartenance et d’amour avec la famille et les amitiés proches ; (4) aux besoins d’estime (la valorisation de l’homme conscient de son indépendance mais aussi de sa reconnaissance et de son respect des autres et par les autres) ; (5) aux besoins d’accomplissement (ouverture à la morale, au jugement des hommes et des faits, et de soi-même).

Si l’on comprend que tout homme vivant accomplit le niveau initial de cet étagement, mais que les niveaux les plus élevés correspondent à une certaine élite sociale, on comprend mieux, avec l’énoncé de ces critères, pourquoi la pyramide est la figure la plus adaptée, de même qu’elle est la plus adaptée à un groupe humain qui se développe : le plus grand nombre est constitué des plus jeunes (à la base), et le dernier étage (le plus restreint) est celui des vieillards. Une inversion de cet étagement traduirait une situation mortifère.

COMPLÉMENTARITÉ AVEC SEPT ÉTAGES

En approfondissant ses recherches, Maslow a proposé de rajouter deux niveaux à son premier modèle :

Niveau 6, celui des besoins cognitifs et esthétiques. Certaines écoles ont séparé cet étage en deux composantes. Y ayant bien réfléchi je reviens au schéma de Maslow, car la connaissance peut passer par les arts, et les arts peuvent s’enrichir de la connaissance. Qui oserait refuser à la poésie la description du monde en quelques vers ?

Le niveau 7, est-il encore un besoin ? C’est celui des transcendances, qui peut mener à des expériences paroxystiques (peek expériences). Claudel derrière le pilier de Notre-Dame de Paris, Jeanne à Domrémy, et tant d’autres ont perçu ou reçu de tels moments pour nous les rendre au centuple. Qui a besoin de qui ? Le septième niveau est et doit rester le chiffre fatidique des besoins universels, tels qu’ils se manifestent à quelques-uns.

ET ENFIN,  CULTURE ET CIVILISATION

En accrochant nos deux mots-wagons (culture et civilisation) au train des sept besoins de Maslow, nous serions tentés par la magie des mots et par la disjonction temporelle que Maslow lui-même a suivie dans la mise en ordre de son travail, de rattacher la culture aux cinq premiers et de réserver la civilisation aux deux derniers. Cela serait faux par refus et réfutation du monde tel qu’il est. Ce serait également faux par refus de l’inégalité profonde des hommes, qui fait que de grandes intelligences « trop bassement humaines » sont écrasées par des prophètes de hasard dont l’inspiration vient directement de la sagesse des cieux. Il arrive aussi que d’humbles co-mortels nous enseignent d’un regard la transcendance qui nous manquait. Il arrive que le monde s’ouvre et nous aspire, il est arrivé que, de minable jouisseur, un certain Charles devînt le père de Foucauld. Gardons ces exemples, mais n’en faisons pas une loi, même si nous devons en tirer des reliques de la pensée.

Soyons plus simples, plus proches de nos groupes humains, plus attentifs à leur – à nous – proposer des buts potentiellement accessibles. Acceptons que des cultures de connaissances techniques parcellaires soient longtemps nécessaires avant d’acquérir un niveau civilisationnel. Acceptons que l’âge du feu utilisé sans savoir le reproduire ait été un précédent indispensable avant qu’un de nos ancêtres à qui nous devons presque tout ait eu l’idée, ou la simple curiosité ou la chance inouïe de frotter deux silex et que quelques étincelles enflamment un paquet de mousse qui traînait par là. Alors, tous sont venus voir. Une civilisation se dessinait.

          VOUS PRENDREZ BIEN UNE TASSE DE THÉ

Il est des cultures qui ont pris une telle importance dans certaines civilisations qu’elles en sont comme des appendices caractéristiques. Telle est la culture du thé au Japon, où l’ingrédient fondamental (le thé) doit s’intégrer dans l’ensemble du décorum, des ustensiles, des postures et des gestes pour mériter pleinement son caractère culturel. Mais cette culture serait-elle déplacée à l’étranger par une famille traditionnellement attachée à elle, que la civilisation japonaise dans son ensemble n’en resterait pas moins inamovible. Tous les chinatowns du monde – en prenant en compte la mauvaise adéquation du mot à la réalité qu’il veut montrer – peuvent bien créer des îlots de civilisations orientales, ils n’en restent pas moins inclus dans la civilisation du pays accueillant.

Peut-on peut imaginer une culture suffisamment complexe pour qu’elle puisse à elle seule devenir une civilisation ? J’aurais tendance à répondre positivement à une condition fondamentale : que certains points parmi les plus complexes de cet échafaudage culturel se soient enrichis d’une envolée vers les étages 6 et 7 de Maslow. En quelque sorte, qu’il en soit résulté une échappée vers l’idée de perfection, éventuellement complétée par une zone de transcendance pouvant valider toute une vie dédiée à cette culture.

Reprenons l’exemple de la culture (au sens de Maslow) du thé. Mais cette fois, portons-nous en Angleterre. Il nous est facile d’imaginer les vieilles ladies d’Agatha Christie savourant leur five o-clock tea en papotant sur quelque vilénie commise au village. Remontons aux siècles précédents, et découvrons leurs devancières de la haute classe savourant le nouveau breuvage. Tout ce joli monde suivant la recette originale et possédait la théière adéquate. Il s’ensuivit une coutume, une pratique répétitive, familiale, entre amis, etc. Mais, nous viendrait-il à l’idée de parler de civilisation du thé en Angleterre, ou même de culture ? Pas vraiment.

Abordons maintenant à Boston (Massachusetts) en ce 16 décembre 1773. Nous ignorons le degré météorologique de température mais non celui, incandescent, de la foule des Fils de la Liberté qui s’opposaient à payer une quelconque taxe sur le thé venant de Grande-Bretagne. Justement, trois bateaux étaient dans le port, chargés d’une cargaison devenue psychologiquement « incendiaire ». Les Fils de la Liberté les prirent d’assaut et jetèrent les ballots de thé à la mer. On ne sait si les eaux du port en gardèrent le goût, mais c’est celui de la liberté qui prévalut, et qui reste aujourd’hui la référence classique de cette Boston tea party qui mena à l’indépendance des États-Unis d’Amérique. Mais de culture ou de civilisation du thé – au sens retenu en utilisant Maslow – aux USA, point !

Maintenant, tournons nos regards vers le Japon. Immédiatement, notre imagination travaille, nourrie de tant d’histoires, de et de films. La simple expression « cérémonie du thé » en dit long. Le bouddhisme Zen en est l’origine. Un rituel complexe offre à ses adeptes un voyage intime ou partagé vers des moments qui ne se reproduiront pas, vers les valeurs – entre autres – de l’imperfection et de l’asymétrie, points fondamentaux de la vie, mais aussi points d’où notre esprit peut s’évader vers des chemins de perfection. Il ne s’agit pas seulement de thé, mais aussi d’un ensemble d’objets consacrés dont certains terminent leur fonction première dans des temples. « Une préparation de thé peut durer jusqu’à quatre heures[1]… »

Pouvons-nous parler de culture ? Oui, assurément. Pouvons-nous parler de civilisation du thé ? Nous en sommes proches. Mais pouvons-nous assimiler l’expression « civilisation japonaise » à une « civilisation du thé » ? Ce serait négliger d’autres ponts civilisationnels que le Japon a développés. Et, quitte à choquer la sensiblerie occidentale mentionnons sans attendre la cérémonie du seppuku, dont nous n’avons retenu que son travestissement en « banal » harakiri. Mishima en donne un exemple récent. Ici aussi, différentes voies existent, pour exprimer la honte, l’honneur, le bien des enfants, le bien de la famille. Donc, une culture du suicide par éventrement avec ses variantes plus ou moins douloureuses selon la gravité de la faute dont le supplicié auto-suppliciant s’accuse lui-même. N’oublions pas, pour choquer – et donc faire réfléchir – que remplacer le seppuku par une « simple » décapitation, ne ferait qu’ajouter une honte à la faute. Cela entre dans la civilisation japonaise. Mais de là à en constituer le critère ? Non ! Le considérer comme un critère spécifique, oui ! De même que la cérémonie du thé. Ce sont deux versants reliés par une opposition apparente qui, en fait, tend vers des sommets équivalents où l’esprit civilisationnel se concrétise.  

ALORS FINALEMENT, QU’EST UNE CIVILISATION ?

Peu à peu, nous avons posé les fondements de la culture et de la civilisation. En utilisant la pyramide de Maslow fondée sur les besoins de l’homme dans ses différentes dimensions nous avons évité – en apparence – la vue très médicale de Freud qui avait pour but fondamental de tracer les difficultés de l’accès au moi pour sa , lesquels devaient mener à culture et civilisation. N’oublions pas que Maslow n’était pas médecin, et était imprégné de culture américaine. Mais, à bien y réfléchir, il n’y a pas antagonisme en ces deux escaladeurs de montagne partis de camps de base écartés et montant par des voies différentes.

Nous appellerons culture toute pratique spécifique à un groupe, ordonnée selon un mode d’emploi et un code de bonnes conduites internes spécifiques à ce groupe. Ce code de bonne conduites internes est sa morale.

Nous appellerons civilisation tout faisceau de cultures d’une même entité géographique ou politique dont certaines mènent à la recherche de la connaissance et de la beauté jusqu’à la transcendance, et dont les morales ne sont pas en contradiction violente.

Il s’ensuit qu’une culture unique, si évoluée et parfaite soit-elle, n’est pas assimilable à une civilisation.

Dans une culture donnée, les capacités de chacun peuvent être différentes. C’est le respect de l’esprit des pratiques et des buts qui détermine la qualité de membre. Ainsi dans une école de combat, des rencontres périodiques permettent des classements. Le vaincu n’est en rien déchu s’il a respecté les règles de bonne pratique.

Par conséquent, une civilisation est fondée sur un groupe de cultures dont les morales ont assez de points communs pour ne pas créer de clivages mortels entre ces groupes.

La morale d’une culture ou de la civilisation à laquelle elle est rattachée n’est pas définie par une civilisation ou un monde extérieurs.

Pour en revenir à une expression imagée selon Maslow, nous dirons qu’une civilisation est une pyramide unique dans laquelle tous les membres participent, en groupes spécifiques (cultures) ou isolément ou en communauté, selon leurs capacités et leurs rythmes, à la construction de cette pyramide, à son entretien et à sa défense, quels que soient les niveaux où ils se situent.

Cette définition est la pierre de touche grâce à laquelle nous reviendrons à la base de notre discussion première.

Antoine Solmer

À suivre

[1] https://universdujapon.com/blogs/japon/ceremonie-du-the