VACANCES N° 8 : UNE AUTRE HUMANITÉ

UN AUTRE MONDE
UN AUTRE MONDE

Vacances n°8 : une autre humanité…

Le 4 août (“Vacances, n° 5”), nous évoquions les bouleversements qu’a subis notre univers de référence… en moins de temps qu’il n’en faut pour devenir vieux, mais d’autres sujets se sont intercalés. Il n’en est pas moins vrai que ce qu’on appelait “le monde” depuis des millénaires s’est effondré, comme un château de cartes. Les plus âgés d’entre nous se sentent parfois comme des rescapés d’une de ces catastrophes météorologiques qui ravagent la Grèce, la Californie, l’arrière-pays niçois ou le Var en une demi-journée : nous re-sortons de nos abris et nous ne reconnaissons plus rien. Les écolos-punitifs y voient du CO² et croient expliquer que ça devait arriver, etc… Au fond de nous, nous savons que ce n’est pas vrai.

En revanche, ce qui est vrai c’est que, en quelques décennies, on a assisté à la disparition totale de certains “types” humains, qui étaient le fruit d’un monde avant tout agricole. Je me souviens que fut très longtemps considéré « normal » un type d’hommes qui ne différaient que très peu de ce à quoi avait ressemblé leur grand-père… et le grand-père de son grand-père. L’archétype de « l’homme de la rue » était encore souvent assez proche de Clemenceau : grosses moustaches, embonpoint rassurant, canne, couvre-chef en toute circonstance, costume-cravate toujours, et col rigide parfois. Chaque année, nous allions en vacances en Haute-Savoie (il se disait qu’un séjour en altitude était nécessaire aux petits coloniaux – je n’ai jamais compris pourquoi) et j’étais toujours frappé par le fait que, tout au long de leur vie, les paysans des villages où nous allions ressortaient, à chaque dimanche et fête carillonnée, le costume qu’ils avaient porté le jour de leur mariage – le seul de leur vie : usé, lustré par le temps, veste et pantalon plus du tout à la bonne taille… mais c’était le seul : pas le choix ! Et personne ne s’en étonnait : c’était « normal »’…

Plus tard, étudiant dans les années 1955 (et ce terrible hiver 1956, où nous traversions la Seine à pied sec sur 20 cm de glace), je me souviens de tout un monde de petits boutiquiers qui vivaient on ne sait comment, en vendant je ne sais quoi… mais dans un immense dégagement de vraie chaleur humaine, de familiarité polie, de serviabilité prête à se donner…  Paris et les grandes villes étaient une juxtaposition de villages, d’enclaves populaires dans des quartiers souvent partagés (dans la bonne humeur) avec « les gens de la haute » (« Et pour Mâhhâme, ce sera, Mâhhâme ? Et deux boutons de nacre, deux ! », entendu chez la mercière du 92 rue de Rennes). Étudiant, je n’aurais jamais envisagé un petit déjeuner ailleurs que Au rendez-vous du Bâtiment – Maison Paradou et de confiance, entre deux égoutiers devant leur « champo » (mi-café, mi rhum) et un clodo entre deux alcools encore plus douteux. Seuls les films en noir et blanc des années 1960 peuvent donner une idée de ce qu’était la vie… Une vie qu’on considérait normale, et qui l’était : il y a 60 ans, on rencontrait encore dans les rues des personnages qu’on se souvenait avoir croisés dans Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue…

Le monde d’alors ne ressemblait presque en rien au « nôtre ». Il y avait encore dans les rues autre chose que des boutiques-de-fringues-de-marque…  Le « bistro-charbons » du bougnat devant lequel stationnait sa charrette de sacs de boulets, éternellement noirs lui et eux, la marchande des quatre-saisons et son charreton, le ramoneur et son échelle, l’ex-« gueule cassée » dans sa petite guérite où il vendait tous les “de temps en temps” un billet de loterie éponyme, un cordonnier dans une échoppe de 2 m sur 3, une vieille comtesse dont la mari avait épuisé une immense fortune « avec des gourgandines » et qui poussait à jamais un reste de voiture d’enfant contenant son univers, sans but ni « asile de nuit »… Et puis… l’univers fantastique des Halles, ses mille métiers et ses foultitudes qui vaquaient là, faute d’autres endroits à fréquenter et d’autres choses à faire… Eh ! bien, tous ces gens gardaient au fond d’eux-mêmes, dans la vraie dureté de leur vie, quelque chose d’indescriptible qui témoignait d’une continuité de la race humaine depuis l’origine du monde : des mêmes traits non seulement physiques mais moraux, sociaux et psychologiques, et une manière de se confronter avec la vie qui s’enracinait dans la mémoire d’une société traditionnelle… qui ont, tous, disparu aujourd’hui. Tous.

Un seul exemple suffira à montrer ce « grand chambardement civilisationnel » : le rapport à la mort. Jusque dans les années ‘60, comme depuis les tout débuts de l’Humanité – qui commence à partir du moment où nos lointains ancêtres ont « enterré » leurs morts, comme pour les accompagner vers des no man’s lands éternels – la porte de la maison ou de l’immeuble où quelqu’un était mort était ornée de grands voilages noirs : avec le mort, on honorait la mort, qu’on ne cachait pas comme maintenant où elle est ressentie comme une maladie honteuse, à taire, à ignorer, à oublier le plus vite possible. La mort d’un proche se confirmait pendant 6 mois ou un an par le port de vêtements noirs pour les femmes et d’un ruban noir (« le crêpe ») sur le revers de la veste ou autour du bras, pour les hommes. La solidarité, alors, n’était pas un mot, et c’est sans doute là l’un des signes les plus marquants – et les plus significatifs – du changement de civilisation qui a fait de nous des êtres « de passage », sans racines, sans « début » donc sans finalité : n’ayant plus de passé, notre présent étant ce qu’il est, comment pourrions-nous avoir un futur ? N’ayant plus « été », nous ne pouvons plus « être », dans la complétude de ce terme.

C’est à partir du grand chambardement des années 1965-1968 que tout ce qui était, par définition et par construction, simplicité, gaîté, pudeur, réserve, respect de l’autre parce qu’il est « l’autre », mais aussi confiance sans arrière-pensée et foi dans l’entraide mutuelle (qu’il faut un cataclysme et la présence de caméras pour voir, de nos jours) a commencé à disparaître. Ce peuple-là s’est d’abord étonné de ne plus se retrouver lui-même en lui-même, puis il s’est dissous, tristement. Une nouvelle humanité a vu le jour, qui se proclamait plus solidaire, ce qui était faux : elle dépendait en tout de l’État anthropophage, et plus de la gentille voisine du dessus – une Fleur de Marie qui n’était pas une dévoreuse, elle. Mais qu’elle était serviable !

Bientôt, comme le suggère Patrick Buisson, tout ce changement-pas-toujours-pour-du-mieux allait déborder sur un « Homme nouveau » – rêve des fous, hantise des sages – obsédé par un hédonisme inauthentique car trop anthropocenté : on nous faisait croire que Dieu était mort… alors qu’Il nous regardait simplement nous enfoncer, puisqu’on l’avait rejeté…

L’idéologie d’un pseudo bien-être redéfini par des technocrates n’a pas rapproché l’humanité du bonheur, au contraire. Le grand lavage de cerveau d’un soi-disant humanisme progressiste, qui est en réalité rétrograde et déshumanisant, a débouché sur ce que Noam Chomsky avait appelé le troisième totalitarisme” (dans Chroniques orwelliennes), dans lequel nous nous enfonçons sans espoir – mais sans nous en rendre toujours compte –, et contre lequel grévistes, gilets jaunes, bonnets rouges, non-vaccinés, anti-éoliennes, pompiers, soignants, parents d’élèves – et dans le fond : tout le monde, peu à peu et à tour de rôle – se révolte en vain : le « système » refuse de nous entendre. La fin de l’humanité que nous avons connue et aimée est « en marche ». Elle semble, pour l’instant, voler de ses victoires en nos défaites. Jusqu’à quelles profondeurs abyssales ou jusqu’à quelles violences allons-nous tomber. »

On découvrira trop tard que ce qui a disparu dans ce grand ethnocide culturel, c’est l’Homme et cette « race humaine » qui savait, par transmission et par sagesse ancestrale, que « ‘on n’a pas besoin du bonheur pour être heureux »’, surtout tel qu’imaginé par un énarque. Au fond, il suffit d’aimer ce que l’on est et ce que l’on a… en attendant, en espérant ou en refusant (c’est selon !) une éternité à laquelle croient certains – et qui existe peut-être : personne n’est jamais revenu dire qu’il n’y avait rien, de l’autre côté, et les systèmes réputés « intelligents »’ ou « raisonnables » (puisque qu’ils obéiraient à cette « raison raisonnante » qui était si mal définie par les « Lumières ») qui  reposent tous sur des hypothèses guère plus démontrées que les fariboles (?) de nos ancêtres. À ceci près qu’ils avaient le plus souvent, un espoir, eux, alors que nous… Sommes-nous pleinement satisfaits de notre situation actuelle ? Sommes-nous plus heureux qu’avant ? Avons-nous raison de persévérer dans ce sens ? Ou, à l’opposé : aurions-nous vraiment tout faux ? et si « oui », comment rectifier la trajectoire, s’il est temps encore ? Bonne fin de vacances…

H-Cl.

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