UN PETIT RETOUR DANS LE FUTUR

ANDRÉ GIDE DISCOURS DE MOSCOU
ANDRÉ GIDE DISCOURS DE MOSCOU

Depuis longtemps je voulais plonger dans quelques grands textes dérangeants. La question fondamentale est celle du temps qui nous est donné, lorsqu’on vit de contemporains et survit de classiques. Entre les deux dénominations, il est des morts proches qui oscillent de l’une à l’autre. André Gide est de ceux-là. Alors, plutôt qu’une reprise convenue sur l’acte gratuit de Lafcadio qui attira mon adolescence, voici un extrait du chapitre III de Retour de l’URSS, du même Gide. J’aime à partager les textes. Surtout ceux du passé qui parle pour armer notre présent contre le futur menaçant.

Cette expression, “même Gide” une fois écrite, me paraît une réduction ou une trahison. Car quoi de commun entre celui qui professait l’athéisme social dans l’avant-Guerre (la première Mondiale), son presque double qui s’enflammait pour le communisme de l’URSS dans l’avant-Guerre suivante, en 1935, et même en 1936 lors de son discours sur la Place-Rouge (“Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l’U.R.S.S. Nous la défendrons.”) et celui qui en revient après son périple dans l’empire des soviets.

Si j’osais une comparaison hasardeuse, outrée mais intéressante,  je dirais qu’il en revient comme à presque-chemin de Damas. N’exagérons point. Encore que… s’il n’avait pas participé à tuer des chrétiens, il avait largement soutenu le petit père Staline qui s’en chargeait si bien… et même des non-chrétiens. Pas de pitié pour les canards boiteux !

Son livre, Retour de l’URSS, fit grand bruit dans le Landerneau communiste. Et pire encore quand il accentua le trait, deux ans plus tard en publiant Retouches sur mon Retour de l’URSS. Le voilà définitivement classé fasciste (fâââchiste) par les maniaques de la liberté de goulaguiser les mal-pensants. La Gauche, toujours la Gauche. Ne jamais l’oublier.

Voici l’extrait. Toute ressemblance avec le présent ne serait pas que pure coïncidence, et je ne parle pas de la Russie (d’autres s’en chargent), mais bien de notre outrance de bien-pensance dont nous savons chaque jour davantage ce qu’elle vaut : l’exclusion médiatique, la haine et les calomnies préludes aux cours de “justice” spécialisées. 

Bonne lecture

Antoine Solmer

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“En U.R.S.S. il est admis d’avance et une fois pour toutes que, sur tout et n’importe quoi, il ne saurait y avoir plus d’une opinion. Du reste, les gens ont l’esprit ainsi façonné que ce conformisme leur devient facile, naturel, insensible, au point que je ne pense pas qu’il y entre de l’hypocrisie. Sont-ce vraiment ces gens-là qui ont fait la révolution? Non; ce sont ceux-là qui en profitent. Chaque matin, la Pravda leur enseigne ce qu’il sied de savoir, de penser, de croire. Et il ne fait pas bon sortir de là! De sorte que, chaque fois que l’on converse avec un Russe, c’est comme si l’on conversait avec tous. Non point que chacun obéisse précisément à un mot d’ordre; mais tout est arrangé de manière qu’il ne puisse pas dissembler. Songez que ce façonnement de l’esprit commence dès la plus tendre enfance… De là d’extraordinaires acceptations dont parfois, étranger, tu t’étonnes, et certaines possibilités de bonheur qui te surprennent plus encore.

Tu plains ceux-ci de faire la queue durant des heures; mais eux trouvent tout naturel d’attendre. Le pain, les légumes, les fruits te paraissent mauvais; mais il n’y en a point d’autres. Ces étoffes, ces objets que l’on te présente, tu les trouves laids; mais il n’y a pas le choix. Tout point de comparaison enlevé, sinon avec un passé peu regrettable, tu te contenteras joyeusement de ce qu’on t’offre. L’important ici, c’est de persuader aux gens qu’on est aussi heureux que, en attendant mieux, on peut l’être; de persuader aux gens qu’on est moins heureux qu’eux partout ailleurs. L’on n’y peut arriver qu’en empêchant soigneusement toute communication avec le dehors (j’entends le par-delà les frontières). Grâce à quoi, à conditions de vie égales, ou même sensiblement inférieures, l’ouvrier russe s’estime heureux, est plus heureux, beaucoup plus heureux que l’ouvrier de France. Leur bonheur est fait d’espérance, de confiance et d’ignorance.

Il m’est extrêmement difficile d’apporter de l’ordre dans ces réflexions, tant les problèmes, ici, s’entrecroisent et se chevauchent. Je ne suis pas un technicien et c’est par leur retentissement psychologique que les questions économiques m’intéressent. Je m’explique fort bien, psychologiquement, pourquoi il importe d’opérer en vase clos, de rendre opaques les frontières: jusqu’à nouvel ordre et tant que les choses n’iront pas mieux, il importe au bonheur des habitants de l’U.R.S.S. que ce bonheur reste à l’abri.

Nous admirons en U.R.S.S. un extraordinaire élan vers l’instruction, la culture; mais cette instruction ne renseigne que sur ce qui peut amener l’esprit à se féliciter de l’état de choses présent et à penser : Ô U.R.S.S… Ave! Spes unica! Cette culture est tout aiguillée dans le même sens; elle n’a rien de désintéressé; elle accumule, et l’esprit critique (en dépit du marxisme) y fait à peu près complètement défaut. Je sais bien: on fait grand cas là-bas, de ce qu’on appelle «l’auto-critique». Je l’admirais de loin et pense qu’elle eût pu donner des résultats merveilleux, si sérieusement et sincèrement appliquée. Mais j’ai vite dû comprendre que, en plus des dénonciations et des remontrances (la soupe du réfectoire est mal cuite ou la salle de lecture du club mal balayée) cette critique ne consiste qu’à demander si ceci ou cela est «dans la ligne» ou ne l’est pas. Ce n’est pas elle, la ligne, que l’on discute. Ce que l’on discute, c’est de savoir si telle œuvre, tel geste ou telle théorie est conforme à cette ligne sacrée. Et malheur à celui qui chercherait à pousser plus loin! Critique en deçà, tant qu’on voudra. La critique au delà n’est pas permise. Il y a des exemples de cela dans l’histoire.

Et rien, plus que cet état d’esprit, ne met en péril la culture. Je m’en expliquerai plus loin.”

André Gide

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