Le texte que je m’amuse – tristement – à vous présenter est extrait de L’île des Pingouins d’Anatole France. Ce n’est pas une histoire liée à l’île des Pingouins de l’archipel Crozet, laquelle est proche de l’île aux Cochons (on imagine les discours des uns et des autres). Non ! Avec Anatole France nous revenons chez nous, car son Île des Pingouins rappelle furieusement un certain hexagone et les Pingouins… ressemblent comme deux gouttes de vin rouge à tant de nos « veautants ».
L’extrait du jour reprend, à sa façon l’affaire Dreyfus, qui ne fut pas plus piquée des hannetons que tant d’autres plus proches de nos mémoires. Tout rapprochement avec un quelconque covid, une dissolution d’assemblée, quelques pratiques mafioso-camp-du-biennoïdes et autres fariboles macronophiles ne serait dû qu’à purs coquins-ici-dansent. Finalement, tout doit changer pour que rien ne change.
Je présente rapidement l’acteur malheureux : un certain Pyrot, qui a le malheur d’être Juif, et tête de Turc du ministre de la Guerre. Voici le début de son histoire. Les passages en gras sont autant de ma patte que de ma pâte.
Antoine Solmer
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Peu de temps après la fuite de l’émiral, un juif de condition médiocre, nommé Pyrot, jaloux de frayer avec l’aristocratie et désireux de servir son pays, entra dans l’armée des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui était alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir: il lui reprochait son zèle, son nez crochu, sa vanité, son goût pour l’étude, ses lèvres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu’on cherchait l’auteur d’un méfait, Greatauk disait:
–– Ce doit être Pyrot!
Un matin, le général Panther, chef d’état-major, instruisit Greatauk d’une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinées à la cavalerie, avaient disparu; on n’en trouvait plus trace. Greatauk s’écria spontanément:
–– Ce doit être Pyrot qui les a volées! Il demeura quelque temps pensif et dit:
Plus j’y songe et plus je me persuade que Pyrot a volé ces quatre- vingt mille bottes de foin. Et où je le reconnais, c’est qu’il les a dérobées pour les vendre à vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnés. Trahison infâme!
–– C’est certain, répondit Panther; il ne reste plus qu’à le prouver.
[Suit un intermède de caserne et de coups fourrés]
Un instant après, le général Panther se présenta devant Greatauk.
–– Monsieur le ministre, je viens d’examiner l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. On n’a pas de preuves contre Pyrot.
–– Qu’on en trouve, répondit Greatauk, la justice l’exige. Faites immédiatement arrêter Pyrot.
Toute la Pingouinie apprit avec horreur le crime de Pyrot; en même temps, on éprouvait une sorte de satisfaction à savoir que ce détournement, compliqué de trahison et confinant au sacrilège, avait été commis par un petit juif. Pour comprendre ce sentiment, il faut connaître l’état de l’opinion publique à l’égard des grands et des petits juifs. Comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire dans cette histoire, la caste financière, universellement exécrée et souverainement puissante, se composait de chrétiens et de juifs. Les juifs qui en faisaient partie, et sur lesquels le peuple ramassait toute sa haine, étaient les grands juifs; ils possédaient d’immenses biens et détenaient, disait-on, plus d’un cinquième de la fortune pingouine. En dehors de cette caste redoutable, il se trouvait une multitude de petits juifs d’une condition médiocre, qui n’étaient pas plus aimés que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout État policé, la richesse est chose sacrée; dans les démocraties elle est la seule chose sacrée. Or l’État pingouin était démocratique; trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la république, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État, et qu’elles détruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnêtes. Malgré le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, conçus et enfantés dans le respect de l’argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarité des capitaux et comprenaient que la petite richesse n’est assurée que par la sûreté de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israélites comme pour les milliards chrétiens un respect religieux et, l’intérêt étant plus fort chez eux que l’aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher à un seul des cheveux de ces grands juifs qu’ils exécraient. Envers les petits, ils se sentaient moins vérécondieux, et s’ils voyaient quelqu’un de ceux-là à terre, ils le trépignaient. C’est pourquoi la nation entière apprit avec un farouche contentement que le traître était un juif, mais petit. On pouvait se venger sur lui de tout Israël, sans craindre de compromettre le crédit public.
Que Pyrot eût volé les quatre-vingt mille bottes de foin, personne autant dire n’hésita un moment à le croire. On ne douta point, parce que l’ignorance où l’on était de cette affaire ne permettait pas le doute qui a besoin de motifs, car on ne doute pas sans raisons comme on croit sans raisons. On ne douta point parce que la chose était partout répétée et qu’à l’endroit du public répéter c’est prouver. On ne douta point parce qu’on désirait que Pyrot fût coupable et qu’on croit ce qu’on désire, et parce qu’enfin la faculté de douter est rare parmi les hommes; un très petit nombre d’esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. Elle est singulière, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignité, dommageable aux personnes et aux biens, contraire à la police des États et à la prospérité des empires, funeste à l’humanité, destructive des dieux, en horreur au ciel et à la terre. La foule des Pingouins ignorait le doute: elle eut foi dans la culpabilité de Pyrot, et cette foi devint aussitôt un des principaux articles de ses croyances nationales et une des vérités essentielles de son symbole patriotique.
Pyrot fut jugé secrètement et condamné. Le général Panther alla aussitôt informer le ministre de la guerre de l’issue du procès.
–– Par bonheur, dit-il, les juges avaient une certitude, car il n’y avait pas de preuves.
–– Des preuves, murmura Greatauk, des preuves, qu’est-ce que cela prouve? Il n’y a qu’une preuve certaine, irréfragable: les aveux du coupable. Pyrot a-t-il avoué?
–– Non, mon général.
Il avouera: il le doit. Panther, il faut l’y résoudre; dites-lui que c’est son intérêt. Promettez-lui que, s’il avoue, il obtiendra des faveurs, une réduction de peine, sa grâce; promettez-lui que, s’il avoue, on reconnaîtra son innocence; on le décorera. Faites appel à ses bons sentiments. Qu’il avoue par patriotisme, pour le drapeau, par ordre, par respect de la hiérarchie, sur commandement spécial du ministre de la guerre, militairement…. Mais dites-moi, Panther, est-ce qu’il n’a pas déjà avoué? Il y a des aveux tacites; le silence est un aveu.
–– Mais, mon général, il ne se tait pas; il crie comme un putois qu’il est innocent.
–– Panther, les aveux d’un coupable résultent parfois de la véhémence de ses dénégations. Nier désespérément c’est avouer. Pyrot a avoué; il nous faut des témoins de ses aveux, la justice l’exige.
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Si vous voulez retrouver l’histoire de France … pardon, de la Pingouinie, n’hésitez pas à plonger vers l’année 1908, date de la parution de ce quatrième tome consacré comme les trois premiers à l’histoire contemporaine du grand Anatole. Dans l’ordre : L’orme du mai, Le mannequin d’osier, Monsieur Bergeret à Paris, et L’Île des Pingouins. Dans chacun de ces petits chefs-d’œuvre vous retrouverez de quoi comprendre la politique contemporaine.
Antoine Solmer