BORIS LEJEUNE AU CENTRE CULTUREL RUSSE DU QUAI BRANLY

 

IMAGES D'IMAGE -- MÉMOIRE
IMAGES D’IMAGE — MÉMOIRE

BORIS LEJEUNE AU CENTRE CULTUREL RUSSE DU QUAI BRANLY

Hier, malgré un agenda assez chargé, je tenais à visiter l’exposition Boris Lejeune au centre culturel russe, bien visible sous les dômes dorés de la cathédrale. Deux raisons m’y poussaient : découvrir cet artiste dont la Jeanne d’Arc de Saint-Pétersbourg est officiellement ignorée par le gouvernement français, et m’opposer, à mon faible niveau, aux lanceurs d’autodafés dont la bêtise et la lâcheté me révulsent. Je fus récompensé de ma visite par un remarquable échange avec Boris Lejeune. J’en parlerai plus bas. Mais d’abord, voici un exposé rapide de sa quête qui attendait le visiteur, présenté sur un chevalet, comme pour ajouter la dimension de l’écrit à celle de ses sculptures et peintures.

IMAGES D’IMAGE – MÉMOIRE

Depuis longtemps je travaille sur ce thème des « images ». Étrangement, la langue russe n’a pas de terme adéquat qui y correspond : c’est soit obraz, image en tant que perception ou izobrajenie, image en tant que représentation. Pour parvenir à une synthèse de tout ce que l’image recouvre pour moi, il faut joindre les deux mots.

Dans les années 1930, un poète russe Alexandre Vvedenski a écrit : « Malheur à nous, qui réfléchissons sur le temps. Mais quand notre incompréhension progresse, nous prenons conscience, toi et moi, qu’il n’y a pas de malheur, ni pour nous, ni pour ceux qui réfléchissent, ni pour le temps ». On peut sans doute dire la même chose au sujet des images qu’on perçoit et qui sont la forme visible du temps qui se morcelle et qui s’écoule. Le monde antique considérait avec méfiance la façon dont nos sens perçoivent les choses. Platon assurait que les images marquent la frontière entre l’être et le non-être. On peut dire que cette faiblesse ontologique a été progressivement surpassée vers la fin du Moyen-âge.

Plus proche de nous, Henri Bergson perçoit le monde comme un kaléidoscope d’images, sans fin ni commencement, dirigées vers une image centrale qui est notre corps.

Dans mon titre, le mot Images au pluriel renvoie au flux des images du monde visible. Ce monde que nous voyons recueille toujours un écho dans notre mémoire, a un niveau plus ou moins profond, jusqu’au niveau transpersonnel, absolu.

Ce processus de prise de conscience – « Conscience signifie mémoire », écrit Bergson – se trouve reflété dans la deuxième partie du titre. L’image-mémoire s’élabore en suivant les mêmes processus que tout ce qui se trouve dans le monde observable, à savoir de nombreuses transformations propres à la nature.

Dans ma peinture, l’Image-Mémoire se construit selon un choix purement artistique, analogue à la cristallisation, à la dispersion de la lumière, à l’étendue spatiale.

La sculpture est traditionnellement mémorative par elle-même, suite aux matériaux employés, qui sont censés résister à la destruction : pierre, métal… L’art de la sculpture plonge dans la mémoire historique, sociale, religieuse, ou mythique.

Boris Lejeune

MA VISITE

L’exposition se présentait sur deux niveaux, et la foule des grands événements sanctifiés ne s’y pressait pas. Normal. Demander d’associer un minimum de courage, sinon de tenue morale, à une véritable quête esthétique, éloigne le troupeau. L’air qu’on y respire est plus pur.

Immédiatement, une plongée dans le bonheur. Les paysages peints nous appellent, nous invitent à entrer dans leur monde.

Je suis immédiatement attiré par deux toiles. Elles sentent la Méditerranée, dans une de ses criques cachées où l’âme de Camus doit aimer se reposer. Je n’ai jamais vu une mer plus attirante, plus vivante, réceptacle de légendes et de destins transcendés. Quelque chose entre la compréhension intime du monde et les ingrédients nécessaires à sa recréation, pour peu qu’une main animée d’artiste veuille s’y glisser, une fois encore, pour rebattre les cartes de l’avenir.

Lejeune a créé ce monde. Et s’il s’est servi d’un décor, il en a extrait la source de vie. La plus dangereuse. Celle qui nous attend pour nous y perdre, tout en nous offrant l’extase ultime. J’ose dire que ces plages, m’ont rappelé, chacune restant dans son monde, celles que l’on devine dans Pandora, ce merveilleux film d’Albert Lewin. À sa façon, Lejeune ouvre une boîte d’outils pour un démiurge, tambourine de son pinceau pour réveiller les poètes endormis, et sourit en nous offrant ce cadeau inestimable.

Et comme il est prodigue, il ne s’en tient pas là. Il parcourt les paysages : les carrières, les champs de tournesol, de lavande, de vignes. Des cristaux, nous sont offerts sur des lits de tissus et un arc-en-ciel s’en est extrait, pour vivre sa vie d’annonces oubliées.

Je me suis laissé emporter par ces toiles. Mais Lejeune les a dépassées. Il est aussi un sculpteur de paysages. On y reconnait une vigne, qu’un ange foule de ses pieds nus, ou une rivière, une montagne, des arbres. Tantôt les couleurs naturelles se retrouvent, tantôt des montagnes de bronze et d’or nous entraînent vers des pays de légendes. Et encore des anges, tout naturellement. Car, à ce niveau de beauté, il serait indécent que des anges ne participent pas.

Ici je ne parlerai pas de « sa » Jeanne d’Arc, que je n’ai malheureusement pas pu voir à Saint-Pétersbourg, mais dont nous retrouvons les réductions. Et quoi d’étonnant qu’elle voisine avec les anges ? Et quoi de si peu étonnant que cette République s’en éloigne, autant physiquement que spirituellement ?

BORIS LEJEUNE

J’en étais à mes rêveries, et me retrouvai au premier niveau, où, dans un coin, sagement attablé, un septuagénaire attendait… et je ne l’avais pas vu : Boris Lejeune. Je n’ai pu résister à lui témoigner plus que mon admiration, mes remerciements pour ses œuvres et le monde qu’elles éclairent.

Ces bronzes dorés à l’or fin, m’évoquaient des personnages, des animaux, et l’un, les doigts d’une main, comme j’avais pu en retrouver dans les Andes. Je lui ai demandé s’il avait visité le Musée de l’or de Bogota où sont exposées tant d’autres merveilles. Question hasardeuse, dont j’ai tenté de m’excuser. Il peut être réducteur ou vexant de tenter de relier un artiste à des prédécesseurs, même si anciens. Non, il n’en avait pas connaissance, et nota les références pour un éventuel voyage.

MER ET MONTAGNE
MER ET MONTAGNE

Alors, Boris Lejeune m’a ouvert de nouvelles vues sur ces toiles. Nous avons discuté géométrie, perspective. Une perspective dont il s’est désappris dans ses formes hyper-classiques pour découvrir la sienne. L’expliquer ? Ce n’est pas facile. Mais Boris Lejeune a le don des grands : celui de la simplicité. Sa perspective est celle de la vie, des cristaux, des lumières décomposées dont l’arc-en-ciel est le plus connu, mais non l’unique des exemples. Brutalement je comprenais les harmonies subtiles de ses teintes, les liaisons subtiles entre les formes. Le sfumato, m’expliqua-t-il, faisait aussi partie de « sa perspective ». Nous changions de monde, revenions vers le grand Léonard dont les mystères nous attirent toujours. La philosophie nous attendait au tournant. Par son introduction que j’ai exposée en tête de cet article et par son discours, Boris Lejeune avait pris le chemin d’une peinture « mentale ».

Une fois de plus, j’osai saisir cette perche, toujours avec autant de délicatesse que possible. J’avais déjà « fait le coup » avec les objets pré-hispaniques, je ne pouvais que revenir sur Léonard : Alors, pour vous aussi, « La pintura e cosa mentale ? »  

C’était une évidence. Relisons son introduction. Mais surtout, il me donna le grand secret. « Mes toiles sont des panoramas, mais des panoramas verticaux ». Bon sang, mais c’est bien sûr. Tout s’éclairait. Tout prenait une nouvelle vie. Panoramas, oui, mais panoramas de l’espace et du temps, sans oublier l’homme.

Nous avons continué à discuter et échanger sur la plume (même transformée en clavier) et le pinceau, et sur la vie des œuvres d’art, laquelle n’est parfois que l’irruption de la vraie vie dans l’œuvre de l’artiste.

J’aurais passé des heures à écouter cet homme merveilleux. Mais déjà, il m’avait offert un somptueux cadeau. Et peut-être, pour que cela entre dans ma tête, il m’en fit un autre : son livre intitulé Genèse de l’arbre [1], qui, d’une branche et d’une sculpture, fleurit en une nouvelle Genèse, celle qu’il est de notre devoir de reprendre à notre compte, chaque aube de chaque jour.  

En voici quelques couplets :

« Le mot lumière trompe sur la lumière
celle qui dore l’apparence n’est pas

celle qui en argente l’ombre au bout de la pensée
mais où en sommes-nous avec la création

si le plein si le souffle si le présent
ne passent d’une lumière à l’autre que par fusion »

L’exposition est terminée. Merci à Boris Lejeune (et à Bernard Noël).

Antoine Solmer

Post-scriptum

Si je n’avais pas le temps de revenir sur la fameuse statue de Jeanne d’Arc installée à Saint-Pétersbourg en septembre 2021, qu’il soit bien connu qu’elle a rencontré des oppositions étonnantes, outre celle du gouvernement français déjà noté. Remarquons celle de l’archevêque de Paris, qui devait avoir d’autres chats à fouetter. Quant à l’évêque de Beauvais, ce “monseigneur” Benoit-Gonin, il expliqua qu’il “n’aimait pas Poutine”. Bel exemple de fidélité envers son successeur plus connu sur place, le bien nommé Cauchon !
Par contre Mgr Rey apporta immédiatement son soutien actif. Comme quoi, les noms portent loin [2].

Boris Lejeune, continue, envers et contre les opposants réunis, toutes bêtises confondues. Leur armée s’est récemment enrichie de nouveaux mercenaires “anti-Russes”. Inquisition paS morte ! Lâcheté non plus !

Malgré tout, Dostoievski, sous couvert du prince Mychkine, nous assure que “La beauté sauvera le monde”. Nous le croyons.

A. S.

 

 

 

[1] : Poème de Bernard Noël, photographies à la pointe d’argent de Boris Lejeune, Éditions de la différence.

[2] : Propos recueillis par Anne le Pape, journal Présent du 16 octobre 2021.