WOKE

Sous le titre “Woke”, nous reprenons une version plus didactique de texte présenté précédemment par le Dr François Thioly, auteur chez Geocortex.site et autres lieux. Le sujet étant épineux, autant le saisir avec les meilleurs gants possibles, et le sécateur adapté.

(Les intertitres sont de la rédaction).

Antoine Solmer

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LA GAUCHE COUPÉE DU RÉEL

Je pense depuis longtemps qu’une certaine gauche s’est coupée du réel, et donc de la vie dans son expression la plus immédiate. La gauche à laquelle je pense est celle qui se laisse séduire par les concepts abstraits, elle idéalise Robespierre ou Che Guevara, préfère 1793 à 1789, la Terreur à la démocratie parlementaire, et cela au nom d’un idéal révolutionnaire coupé des réalités humaines, elle rêve de façonner un « homme nouveau », quoi qu’il en coûte. Elle partage les mêmes excès idéalistes qu’un certain christianisme hors sol qui se détourne de la vie terrestre au nom de l’au-delà. Elle vise elle aussi le paradis, mais un paradis terrestre, et elle se persuade que tous les moyens sont bons pour l’imposer aux récalcitrants. Elle procède ainsi du christianisme messianique et tout comme lui, elle se coupe non seulement du réel, mais de la vie, ce qui est proprement mortifère. Il est clair que les distinctions traditionnelles droite-gauche ne rendent pas bien compte de la potentialité mortifère des idéologies coupées du réel: à cette aune, ce qu’on nomme paresseusement « extrême droite », le national-socialisme et ses avatars contemporains, entrent de toute évidence dans ce que je qualifie ici d’idéologie de gauche.

WOKISME : UN CONDITIONNEMENT CONTRE DES CONDITIONNEMENTS ?

Or il se trouve que l’on voit à l’œuvre chaque jour davantage une manifestation éloquente de ce qu’un telle idéologie peut secréter de plus mortifère. Je pense à la diffusion d’un mouvement qui se réclame en effet de gauche, nous vient des universités américaines et dont la généralisation pourrait contribuer à ruiner notre civilisation: le wokisme, cette pathologie mentale qui gagne de plus en plus nos sociétés occidentales, un mélange d’écologisme radical, de féminisme de combat (héritier des excès de Judith Butler) et d’antiracisme militant. Au nom d’un égalitarisme qui confond différence et inégalité, ce mouvement manifeste une volonté d’abolir les distinctions qui structurent pourtant notre psychisme comme notre société.

Le wokisme veut effacer les différences, non seulement parce qu’inégalitaires, mais aussi parce que perçues comme des conditionnements, de simples constructions socioculturelles, imposées par l’immémorial ordre patriarcal qui prévaut et réalise cet « androcène » responsable de tous les maux qui accableraient l’humanité depuis la nuit des temps. Il en découle par exemple que la plupart des prétendues différences entre les sexes ne seraient que stéréotypes de genre produits par la domination masculine et les conditionnements discriminatoires qu’elle impose; afin que ces différences ne soient plus sources de discrimination, il convient de les dissoudre. Mais comme on ne peut tout à fait nier qu’il y ait un sexe masculin, avec son chromosome Y qui n’existe pas chez l’autre sexe, on dissocie le sexe du genre, qui lui se doit d’être fluide, objet de choix libéré de toute contrainte sociétale ou même parentale. C’est au nom de cette libération qu’on voit fleurir les initiatives les plus révoltantes, comme l’irruption jusque dans les écoles de la promotion des interventions de changement de genre, prenant prétexte des difficultés identitaires propres à l’adolescence. Et tant pis pour l’’incohérence intellectuelle: on critique l’identité de genre parce qu’elle serait le résultat d’un conditionnement social, mais on n’hésite pas, à travers tout ce discours qui se voudrait « libérateur », de promouvoir un nouveau type de conditionnement. Et on l’impose aux plus vulnérables: les adolescents, dont on sait qu’ils traversent bien souvent une crise d’identité tout à fait normale à cet âge de la vie, mais qui les rend évidemment plus réceptifs aux discours militants leur proposant des solutions toutes faites, propres à oblitérer le mal-être qu’ils éprouvent, car bien concrètes, donc rassurantes, mais potentiellement dévastatrices et, de surcroît, pouvant même être mutilantes et donc irréversibles.

La parentalité elle-même doit s’émanciper de la référence au couple hétérosexuel puisque la fécondité, grâce à la science, peut désormais s’affranchir des limitations naturelles, à l’instar de ce que prônent les transhumanistes.

WOKISME : DE CONTRADICTIONS EN CONTRADICTIONS

Mais n’y a-t-il pas là une autre contradiction? De par leur écologisme militant, les adeptes du mouvement woke sont d’ardents défenseurs d’une nature affranchie de l’emprise humaine; mais la liberté que la science confère désormais aux voies conduisant à la procréation n’est-elle pas une manière de rompre avec cette nature? Le gommage de la distinction des genres, découplée de la différence sexuelle ne relève-t-il pas de cette même rupture? C’est là que s’exprime le travers mortifère de cette idéologie et donc d’une certaine pensée de gauche, qui au nom de principes idéologiques abstraits veut promouvoir une humanité hors-sol, coupée de la réalité et par là proprement délirante. Ce divorce d’avec la réalité rend sans doute compte de ces contradictions:

– l’écologisme radical rêve une nature idéalisée, purifiée des ravages exercés par l’humanité, ennemie désignée de la déesse-mère nature. La Nature, ou la Terre, Gaïa, déifiées… L’ennemi à abattre, ce sont les « progrès » technologiques qui mettent la Mère-Nature en danger de mort. Le culte de cette nature idéalisée conduit à prôner un quasi retour à l’état sauvage, l’humain n’ayant aucun privilège à revendiquer (c’est là le crédo de l’anti-spécisme, autre ingrédient du wokisme). En effet, dans cette perspective, il ne serait qu’un animal parmi les autres; il convient d’ailleurs d’accorder aux animaux les mêmes droits qu’à notre espèce, il faut aller jusqu’à leur accorder un statut juridique de « personnes ». SI donc l’être humain est un animal comme les autres, il fait partie de la nature, ce qui devrait interdire qu’on imagine pouvoir le transformer contre nature (changement de sexe), ou qu’on l’amplifie par la technologie…

– mais bien au contraire, on célèbre l’avènement d’une humanité nouvelle (on retrouve là ce fantasme de « l’homme nouveau » cher au communisme comme aussi au nazisme, sauf qu’il ne faut évidemment plus parler d’homme, mais d’humanité) délivrée des limitations « naturelles » par la grâce d’une science toute-puissante, dont on fait mine d’oublier qu’elle est pourtant elle-même une construction socio-culturelle. Au gré des nécessités idéologiques, la science serait donc tantôt libératrice, tantôt diabolisée. Sans doute doit-il y avoir une science « patriarcale », la science conquérante, prométhéenne, imposée par des « male chauvinist pigs » tout au long d’une histoire marquée par leur domination, et tout à l’inverse, une science féminine, qui puiserait son respect de la nature dans la lointaine complicité des sorcières avec les forces invisibles auxquelles seule leur intuition spécifique donnerait accès… Et tant pis pour la réécriture de l’histoire: elle se doit d’être au service d’un Grand Récit propre à imposer des croyances à forte composante émotionnelle, car c’est là le parcours obligé du concept à l’émotion, creuset des forces vives à pouvoir révolutionnaire, transformateur. La puissance mobilisatrice que peut acquérir un Grand Récit est bien illustrée par l’influence croissante de mouvements comme le décolonialisme ou l’indigénisme, que le wokisme reprend d’ailleurs à son compte.

La stigmatisation du masculin dominateur, de son emprise historique sur nos sociétés que le wokisme rassemble sous le néologisme d’androcène donne naissance à des initiatives déconcertantes. On revendique la fluidité du genre au nom de la lutte contre les différences mais on encourage une ségrégation des sexes: les clubs réservés aux hommes étaient haïssables, mais on voit fleurir les réunions, rassemblements, et même restaurants strictement réservés aux femmes. Lorsqu’on se veut plus inclusif, on en vient à des absurdités comme qualifier les pistes cyclables de « genrées » et donc à instaurer, comme le fait le maire écologiste de Lyon, des voies cyclables « non genrées » avec le prétexte de « permettre aux femmes de s’y sentir plus en sécurité ». Faut-il en déduire que jusque là, les pistes cyclables étaient accaparées par les prédateurs mâles? En poussant cette logique un peu plus loin, on en vient à la proposition suédoise de toilettes nongenrées, où l’on contraindrait les hommes à uriner assis afin qu’ils soient mis non pas sur un pied, mais sur un trône d’égalité avec les femmes et renoncent par là au privilège que leur conférerait un organe dont ils tireraient leur superbe dominatrice. Notre société infantilisante ne risque-t-elle pas d’illustrer là de manière grotesque le « Penisneid » (la jalousie du pénis) que Sigmund Freud prêtait aux petites filles?

C’est ainsi qu’au-delà des formes absurdes que peut revêtir le gommage des différences au nom du souci d’être toujours plus inclusif, on débouche sur une stigmatisation ségrégative, une guerre des sexes où « mâle » deviendrait synonyme de « mal ».

Cette stigmatisation du mâle et de son emprise dans les formes extrêmes qu’elle peut prendre rejoint paradoxalement les menées des islamistes, soutenus eux aussi par cette même gauche, et pourtant aux antipodes des préoccupations woke et du souci d’inclusion: ce sont en effet les islamistes qui les premiers ont voulu instaurer une séparation des sexes dans l’espace public (piscines dont certains horaires seraient réservés aux femmes, par exemple), en conformité avec ce qu’une lecture littéraliste et régressive du Qoran leur fait prendre pour la volonté divine. Relevons qu’il s’agit là sans doute bien davantage d’un sous-produit de la peur du féminin, si prégnante dans les sociétés musulmanes, comme le note si justement Kamel Daoud. Mais les extrémités délirantes auxquelles conduit un certain féminisme de combat pourraient presque faire comprendre la peur masculine d’une féminité vue à travers un prisme si archaïque!

Il découle donc paradoxalement du projet de lutte contre les discriminations une polarisation de la société, une amplification des oppositions tout à fait contradictoire avec l’idéal au nom duquel ces luttes sont menées. Cela ne rappelle-t-il pas que l’idéal d’une société sans classes, donc enfin harmonieuse, mais jamais réalisée car purement conceptuelle, passait nécessairement par la sanguinaire dictature du prolétariat?

On retrouve les mêmes contradictions dans un autre grand combat mené par le wokisme: celui de la lutte contre les discriminations raciales. La forme qu’il y prend dérive de la même déconnexion d’avec le réel que celle où conduit le féminisme extrême. Au nom de la très juste défense des droits des minorités raciales, de la critique légitime des exactions du colonialisme, il reprend à son compte la partition du monde entre victimes et bourreaux. Les bourreaux étant bien sûr, là encore, les « male chauvinist pigs », cette espèce désignée à la vindicte publique que sont les hommes blancs, hétérosexuels et bien sûr conservateurs, arcboutés sur la défense de leur domination (dont ce texte est évidemment une illustration), donc d’extrême-droite, néo-fascistes, ces héritiers de toutes les tares de l’humanité qui, lorsqu’ils sont professeurs dans les universités américaines, doivent publiquement s’excuser des injustes privilèges que leur condition leur réserve dans une société faite par et pour eux. Cette société injuste, le wokisme libérateur se propose de la transformer. Mais la transformation qu’on voit s’opérer confère par réaction des privilèges exorbitants aux victimes du monde d’avant. Notons au passage que la sanctification de la victime, à qui on accorde par avance toutes les vertus de par son seul statut de victime, représente une tendance lourde et très générale dans nos sociétés occidentales modernes, préexistante au mouvement woke. On peut reconnaître en cette tendance un nième avatar d’un christianisme coupé de ses racines spirituelles: le christianisme ne divinise-t-il pas la victime, démasquant l’innocence du bouc émissaire à travers le scandale de la mise à mort du Christ, ainsi que l’a bien montré René Girard?

QUAND LE SERPENT WOKE SE MORD LA QUEUE

C’est ainsi qu’a été réintroduit très paradoxalement un concept qu’on se proposait pourtant de dépasser: celui de race! Il en découle un racialisme crispé, celui des « ethnic and racial studies » américaines qui ont tant inspiré notre nouveau ministre de l’éducation puisque c’est aux USA, alors qu’il se familiarisait avec ces travaux, qu’il a enfin réalisé qu’il était noir, ce dont il ne s’était jamais rendu compte en France. Cette révélation lui a permis de voir ce qu’il ne voyait pas, et tout récemment, à l’occasion d’un discours prononcé aux États-Unis, de se permettre d’y critiquer notre pays en déclarant qu’y sévit un racisme endémique! N’y a-t-il pas une certaine contradiction entre un tel reproche et ce qu’illustre son propre parcours? Sa posture est en tout cas très symptomatique de l’importation abusive et historiquement indéfendable d’une problématique spécifiquement nord-américaine pour justifier la rhétorique indigéniste qui sévit désormais en France et constitue un des ingrédients du wokisme.

Au nom de la lutte contre le racisme, lutte par ailleurs parfaitement légitime, soulignons-le ici, mais armé de concepts qu’on peut dire de gauche car coupés de la réalité par leur radicalité même, on ne produit rien d’autre qu’un nouveau racisme qui débouche tout comme le féminisme radical sur un clivage, une polarisation de la société prenant forme de ce que pourtant on se proposait d’abolir: une ségrégation au nom de l’identité raciale!

La culture n’est pas épargnée par les ravages du wokisme: en réalisant la fusion entre le féminisme radical et l’antiracisme militant (black lives matter, par exemple), le wokisme se doit d’expurger la culture de tout ce qui pourrait renvoyer à l’idéologie honnie, celle du mâle blanc hétérosexuel. Tant pis pour les anachronismes, on relit l’histoire avec le filtre qu’impose cet « éveil », on abat les statues de grandes figures du passé au nom de leur adhésion à une vision qui était celle de leur époque mais heurte la nouvelle sensibilité woke, et on invente cet invraisemblable concept « d’appropriation culturelle ». Qu’au théâtre ou à l’opéra on préfère attribuer un rôle d’Africain à une personne de couleur, tout comme on choisira plutôt un acteur âgé pour incarner un vieillard, on peut le comprendre. Mais faut-il pour autant interdire une représentation parce que ce choix n’aurait pas prévalu, comme on a déjà pu le déplorer au théâtre comme à l’opéra? Et est-il raisonnable de déprogrammer la prestation d’un groupe musical sous prétexte qu’il porte un nom chinois alors qu’aucun de ses membres n’est asiatique (Taïwan MC du label Chinese Man Records à Montréal)? Accepter de telles dérives finira par faire interdire aux Blancs de jouer du jazz!

LE CHARABIA WOKE

Tout cela serait risible si ce n’était si grave. Le mouvement woke va jusqu’à corrompre l’outil de notre pensée, la langue, à travers une réforme qui impose de plus en plus l’écriture inclusive. Cette dernière sévit en effet déjà très officiellement en Suisse francophone et est imposée en France dans les documents officiels de certaines municipalités écologistes. Les « celles et ceux » de notre président si progressiste se sont largement imposés et dépit du fait que le génie de notre langue, qui a renoncé au neutre du latin, a réussi à dépouiller avec élégance le masculin de sa signification sexiste puisque le contexte y a toujours permis d’entendre ou de lire « les hommes », pourtant au masculin, comme un équivalent de « l’humanité », au féminin. Il est piquant de relever que là encore, l’intention est pervertie par le réel: la langue inclusive exclut de fait le neutre, débouchant sur une polarisation masculin-féminin qui discrimine celles et ceux d’entre ses promoteur(e)s qui se veulent non genré(e)s, ni masculin(e)s ni féminin(e)s. Et puis pourquoi mettre le (e) du féminin entre parenthèses, n’est-ce pas là un reliquat symbolique, la marque persistante d’un privilège masculin? Ou alors peut-être faut-il voir dans ce (e) l’adjonction à la graphie masculine d’un pictogramme représentant le sexe féminin, réalisant par là l’inversion, ou plutôt la correction de l’ordre immémorial: proclamation que le féminin ajoute quelque chose au masculin! Une autre forme du « Penisneid »?

Trêve de délire, on voit bien là à quel point ce genre de « réforme », au-delà de l’insulte qu’elle représente au génie de la langue, est parfaitement ridicule.

UN DIAGNOSTIC QUI S’IMPOSE

Cette grande confusion des genres, cette diabolisation des différences pour mieux en imposer d’autres, clivantes, discriminatoires, au nom d’idéologies découplées du réel, traduisent une sorte de folie, une psychose collective qui instaure dans nos sociétés des lignes de fracture venant se substituer à celles opposant traditionnellement les « classes » sociales et risquent de susciter des réactions tout aussi clivantes: ne sont-ce pas ce genre d’excès qui ont porté Trump au pouvoir? Comment ne pas craindre que de tels désordres de la pensée ne soient annonciateurs de la fin d’une civilisation, celle qui a produit les Lumières qui elles-mêmes ont fini par accoucher de ce monstre qui se retourne contre ses géniteurs? Comment ne pas craindre pour la santé mentale des jeunes générations, débarquant dans une société où le vivre ensemble est menacé par une polarisation croissante, et davantage encore par une dissolution de tous les repères structurants? Ne sommes-nous pas en train de générer des cohortes de psychotiques?

Le mouvement woke est pourtant né dans les meilleures universités américaines, mais il relève bien davantage de l’idéologie que de la réflexion. Il procède de l’hybridation entre la digestion laborieuse des « french studies », cette lecture des philosophes « déconstructivistes » français des années 60-70 (Deleuze, Derrida…) et la spiritualité vaporeuse de la contre-culture hippie. Cette dernière ascendance, creuset des rêveries spiritualistes new-age le prédisposait à acquérir le statut de croyance qui le caractérise. En tant que tel, le wokisme est donc totalement insensible au raisonnement, à la réfutation, il ne saurait souffrir aucune contradiction. C’est ce qui lui confère sa force de pénétration dans un monde déboussolé, angoissé, privé du réconfort que dispensait l’adhésion collective à des religions instituées. Sans une rapide réaction de ce qui nous reste de bon-sens, on peut donc malheureusement lui promettre un avenir glorieux! Et l’on aurait bien tort de le traiter à la légère sous prétexte qu’il produit les prises de position ridicules d’une Sandrine Rousseau dénonçant le caractère machiste du barbecue !

Dr François Thioly