SITUATIONS DE CRISE

LE REICHSTAG INCENDIÉ
LE REICHSTAG INCENDIÉ

DEUX CITATIONS

Certains jours, la lecture nous mène à des coïncidences éclatantes. Bien sûr, tout scientifique me dira que mes choix littéraires pratiquent déjà une sélection, et que certains sujets sont traités semblablement par des auteurs différents. Au besoin ce scientifique établira une équation prenant en compte mes quelque milliers de livres, la distance entre eux et mon bureau, la pression atmosphérique et l’âge du capitaine. Ne jamais oublier l’âge du capitaine dans les équations les plus complexes ! C’est fondamental, car cela nous ramène sur terre, « un matin dans la lumière de l’hiver, au parc Montsouris,  à Paris, sur la Terre, la Terre qui est un astre. ». Pardon à Prévert pour les virgules ajoutées au texte initial.

Donc, ce matin, deux citations de deux auteurs éloignés vinrent à ma rencontre. Les voici.

Première citation :

« Il est dans la vie des moments qui sont comme des bornes frontières, dressées au terme d’une époque révolue mais qui du même coup indiquent nettement une direction nouvelle.  De tels moments de transition nous incitent à considérer passé et présent avec le regard d’aigle de la pensée, afin de parvenir à nous rendre compte de notre situation. Que dis-je, même l’histoire universelle aime à jeter ainsi un regard en arrière et s’examine, ce qui fait souvent croire qu’elle recule ou s’arrête : en fait, elle se jette dans un fauteuil pour se comprendre et pénétrer par l’esprit sa propre activité, celle de l’esprit. »

Seconde citation :

« La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays […] Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit. »

DE QUI ET DE QUOI S’AGIT-IL ?

Inutile de vous faire attendre davantage. Ce n’est ni un jeu de piste ni une piste de jeu, ou alors du jeu le plus humain qui soit, celui de notre pensée.

La première citation émane d’un brillant jeune homme de 19 ans que vous connaissez tous. Un certain Karl… Marx. Elle est extraite d’une lettre à son père, alors qu’il vient de commencer ses études à l’université Friedrich Wilhelm de Berlin. La vie bouillonne en lui. Déjà, depuis sa plus tendre enfance, doté d’un caractère fougueux servi par une intelligence notoire, il empoignait le monde comme un taureau par les cornes. Pris dans le tourbillon libéral qui a déferlé en Europe après la révolution de 1830, dans la fougue de ses presque vingt ans, dopé par son amour pour celle qui deviendra sa femme, lancé autant dans la poésie que dans les études de droit, il revient à la philosophie. Car, explique-t-il plus loin : « Je me rendis compte une fois de plus que sans la philosophie il est impossible d’aboutir. Ainsi pouvais-je me jeter à nouveau dans ses bras en toute bonne conscience […][1] On sait ce qui en sortira.

La seconde citation est plus proche de nous dans le temps. Son auteur est Hanna Arendt[2]. Si nos deux témoins de deux grandes époques s’accordent sur la nécessité de la pensée, leurs chemins divergent largement. Autant Karl Marx développa une pensée fondée sur les classes et leurs luttes, autant Hanna Arendt développa la thèse de la « banalité du mal ». Attention à ne pas se laisser embarquer par les provocateurs professionnels shootés à la moraline, hurlant après cette expression. Cette « banalité » tient à la capacité d’émergence du mal chez des individus que tout prédestinait à l’ombre commune, à une pensée pauvre stéréotypée, boitant sur des clichés, ou des conversations de bistro (si tant est qu’ils en soient familiers). Hanna Arendt ne cesse de porter sa pensée vers Eichmann qui en est l’étendard. Bien entendu on ne saurait accuser Hanna Arendt d’avoir mis de côté la question des masses, s’interrogeant sur les capacités de développement d’un « régime qui a « manifestement pulvérisé nos catégories politiques ainsi que nos critères de jugement moral. »

Mais une deuxième divergence de fond sépare nos deux auteurs. Hanna Arendt, en février 1933, reçoit le choc de l’incendie du Reichstag. Quels qu’en soient les auteurs, elle s’en « sent responsable »[3]. Le côté politique disparaît, ainsi que l’abord philosophique, la personnalité humaine veut prendre le dessus et comprendre le dessous des cartes truquées. C’est par cet engagement dans l’exploration des actions et motivations du réel qu’elle se sépare du monde des idées, et récuse le titre de philosophe. Bien entendu – et comme pour lui donner raison dans la banalité, sinon du mal, du moins de la petitesse de certains – elle sera méprisée par des philosophes académiques et traitée de simple « journaliste ».

Maintenant, seule, elle tranche sur et dans la partie misérable de l’humanité. À chacun de choisir !

 

[1] Karl Marx, mon arrière-grand-père, par Robert-Jean Longuet.

[2] La Crise de la culture.

[3] Hannah Arendt et Günter Gaus, « Seule demeure la langue maternelle », Esprit, juin 1980, p. 19-38.

 

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