LA FIN DES GRANDS EMPIRES ET DES CIVILISATIONS

La fin des grands empires et des civilisations

“Nous autres, civilisations, savons que nous  sommes mortelles”, écrivait Paul Valéry au lendemain de la Grande Guerre… Perse, égyptien, inca, aztèque, maya, grec, romain, moghol ou, plus tard, européens puis américain… les empires se sont effondrés un à un, avec les civilisations qui les avaient portés, le plus souvent non dans la guerre, mais parce qu’ils ont “pourri” de l’intérieur. Et il semble qu’il y ait comme un plafond de verre : très peu d’Empires ont dépassé les 250 ans de notre “paradigme” européen. L’Histoire pourrait-elle nous convoquer devant son tribunal ?

La naissance et la fin des Empires a toujours exercé une forme de fascination, que montre le nombre de livres sur « The rise and fall of the XYZ Empire », – Vie et mort de tel Empire. Depuis la nuit des temps, certains peuples ont imposé leur domination, pour une cause identifiable : le fer, l’or, la foi ou l’esprit – mais jamais le hasard. Plus tard, ils ont tous disparu (“Tout empire périra”, dit un adage jamais démenti), pour des raisons multiples : crises de croissance, allongement sans fin des lignes de contrôle, non-assimilation des populations conquises, épuisement de “la source” (généralement : une ville, un roi guerrier), paupérisation économique, affaissement du modèle, faiblesse militaire ou apparition et renforcement de rivaux intérieurs et extérieurs. L’ambition ou le rêve d’être universel et éternel finit toujours par se heurter à la résistance de plus fort que soi, et le temps-qui-passe multiplie les opportunités de voir se dresser des “challengers” qui rêvent de contester ce qui est, au nom de leur propre ’“être” ou du refus de leur “avoir été” soumis ou vaincus.

La fin des empires (Éditions Perrin), sous la direction des historiens Patrice Gueniffey et Thierry Lentz, raconte, explique et analyse la naissance, le déclin et la chute des plus grands empires, depuis le génie militaire d’Alexandre le Grand… jusqu’au soi-disant soft power économico-politique de Washington (le plus brutal et le plus impitoyable n’étant pas forcément celui qu’on croit !), en passant par le modèle romain dit “classique” et son héritier byzantin, par les empires des steppes (Attila, Gengis-Khan, Tamerlan), l’Empire ottoman, les empires amérindiens et le binôme latino-continental espagnol, précédant le XXe siècle des idéologies (1914-1991) qui a vu tour à tour s’effondrer l’empire des Habsbourg, le IIIe Reich, le Japon militariste, puis, après la guerre froide, le communisme soviétique, héritier inhumain et épouvantable de l’impérialisme séculaire de la dynastie des Romanov.

Brisés dans leur histoire par les deux guerres mondiales, par la faillite des totalitarismes et par le déclin de l’Europe qui avait peu ou prou dominé le monde depuis le XVIe siècle, les empires ont pu sembler condamnés avec La fin de l’histoire (F. Fukuyama –1992). Mais si les empires existants disparaissent, tout se passe, en fin de compte, comme s’il existait une cause cachée, de nature humaine, que mon maître André Siegfried désignait par “L’Âme des peuples” (une anecdote “perso” : dans les années ‘55, j’empruntais les “cartes” de mes amis pour aller suivre ses cours à Sciences Po, avant de le retrouver, plus tard et plus officiellement, au Collège de France où j’ai eu la chance de mieux le connaître).

Car l’impérialisme, même mort, semble renaître sans cesse de ses cendres : les avatars de la Chine, l’éternel retour de la Russie, les rêves “ottomaniaques” d’Erdoğan, le poids sans cesse renouvelé des États-Unis, et même “l’Umma” arabo-musulmane, ce rêve de la “renaissance” d’un califat fantasmé… tout, dans l’Histoire, exprime la nostalgie de temps “heureux”, même inventés, comme le rêve islamiste (cf. “La gestion de la Barbarie”–2004). À l’opposé de ce programme ravageur, La fin des empires est essentiel pour connaître hier, comprendre aujourd’hui, et prévoir demain. C’est, plus qu’un livre d’histoire, une étude sur l’Histoire, car… quels points communs peut-on trouver, intuitivement, entre la Grèce antique, les empires mongol puis moghol, le IIIe Reich allemand, les empires coloniaux français ou portugais et l’empire aztèque, par  exemple ?

Et pourtant, il ne se peut pas qu’il n’y en ait pas : depuis 5000 ans, des organisations politiques ont rassemblé des peuples, des langues et des religions sous la férule d’un empereur “en armes” prétendant peu ou prou à une vocation ou à un destin universels. Résultat : un “Empire” ne se définit pas par son étendue (l’empire napoléonien “fait” 8,6 millions km² en 1811, et l’empire des steppes fondé par Gengis Khan, 33 millions km² à son apogée, du Pacifique à la Turquie actuelle)… ni par la durée (mille ans pour l’Empire byzantin, sept ans pour le IIIe Reich)… ni par une religion (il existait 30 000 dieux, vernaculaires ou importés, dans la Rome Impériale… d’où sans doute la célèbre expression : « Ils sont fous, ces Romains ! »)… et encore moins par le mode de gouvernement qui va d’une large autonomie aux peuples soumis (Athènes, Rome) à une centralisation paranoïde (la Sublime Porte, la Grande Russie, ou la tentation de l’ogre dit « européen » actuel).

Les raisons de la création d’un Empire sont peu nombreuses et bien connues : il faut et il suffit d’un homme qui en rêve, d’un dieu qui le soutient, et de quelques critères de nature militaire : les armes de cuivre des hittites ne pouvaient que se rompre devant les épées de fer des Égyptiens, les flèches des Incas  devant les tromblons des Conquistadores, la flotte vénitienne devant le « feu grégeois » et l’Europe de 1800 devant l’idée de Napoléon de faire se déplacer les unités de la Grande Armée plus vite que tous ses ennemis, « ‘Espagne en Autriche »(cf le célèbre monologue de Flambeau). Mais aussi notre belle infanterie devant la ruée des Panzers de Gudérian, en mai 40, et notre armée conçue pour l’Europe devant les mille ruses des “Bộ đội” fanatisés  de Ho Chi Minh… L’idée motrice, finalement, serait une tentative d’arrêter l’histoire (en la figeant dans une structure dont la taille assurerait une forme d’éternité) même si cette tentation a toujours été vouée à l’échec… ce qui n’empêche pas la vraie fascination qu’elle continue d’exercer.

En revanche, les causes de leur effondrement sont multiples : l’ambition  d’universalité se heurte aux résistances… le temps qui multiplie les opportunités … l’administration de territoires immenses… les mécanismes de succession (cas de l’empire carolingien et de l’empire mongol, qui éclatent en autant de royaumes que d’héritiers)… la désagrégation interne (pour l’empire soviétique)… la faiblesse ou la folie (Hitler et Staline, ces frères ennemis)… le coût du maintien d’un un appareil militaire suffisant (la principale menace pour les États-Unis)… les intrigues pernicieuses de la Cour ou du Harem (la Sublime Porte)… et le recours aux troupes mercenaires (Rome, et dynastie Qing, en Chine)… l’inconscience des menaces et la trahison (Byzance)… l’inutilité de la super-structure du Saint Empire romain germanique…. Les causes sont nombreuses : presque autant que les Empires !

Que nous réserve la suite ? En fin de compte, se pencher sur la fin des empires, c’est s’interroger sur leur retour, favorisé par le déclin de l’Europe : la chute de l’Union Soviétique semble avoir été le dernier épisode de la notion classique d’Empire… (en pire… si j’ose !), même si l’évolution de la construction bruxelloise nous fait régresser vers l’époque médiévale du Saint Empire romain germanique – qui avait réussi à coiffer des duchés et des cités dans un ensemble à peine moins inconsistant que l’actuelle Union Européenne, en tentant – c’est patent dans le second cas –  de contrer l’État-Nation, en le décrétant, contre toute évidence, populiste, réactionnaire, démagogue ou europhobe, voire “illibéral” – ce qui ne veut rien dire. Mais rien ne les arrête : ils se croient à l’abri et osent tout et n’importe quoi

Ce concept d’État-Nation, qui a “fait” l’Europe, est né au XIIIsiècle en France quand Philippe Auguste a décrété : “Le Roi est Empereur en son royaume”, illustration d’une volonté de renforcer l’institution royale et d’assurer sa suprématie sur toute autre puissance. L’État-Nation connaît ses débuts réels à la Renaissance et devient la forme normale d’organisation politique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Paradoxalement, c’est en Europe et par l’Europe-institution qu’il semble se déliter maintenant, dans un pas de deux entre les “modèles” d’Empire et d’État-Nation.. Que nous réserve la suite ? L’avenir semble hésiter entre des empires économiques (USA), théocratiques (l’islam) ou iso-messianiques (Chine), la pérennité d’États-Nations, l’Europe-institution déjà ratée, d’autres formats à créer…

H-Cl.

  1. : Dans mes recherches pour cet éditorial, je suis tombé sur la liste des dix  plus grands empires de l’Histoire, ce qui pourrait intéresser certains d’entre vous, Amis lecteurs. ‘‘Sic transit gloria mundi” : voilà comment disparaît la gloire  du monde… Cette liste, recopiée ‘’in texto’’, raconte une autre vision de l’Histoire du monde : une nette domination des pays ‘’du Croissant d’or’’ jusque vers l’an mil de notre ère, puis l’Asie jusqu’au XIIIe siècle… et l’Europe  ensuite (l’Empire Américain qui en est le pseudopode n’est pas mentionné dans cette étude : il est trop flou dans ses limites mais nous savons qui est le chef, aujourd’hui). Et demain ? Qui ? Où ?

1 – Empire britannique (35 500 000 km2 en 1920)
2 – Empire Mongol  (33 200 000 km2 en 1279)
3 – Empire russe (22 800 000 km2 en 1895)
4 – Empire espagnol (22 000 000 km2 en 1810)
5 – Dynastie Qing (14 700 000 km2 en 1790)
6 – Empire colonial français (13 500 000 km2 en 1939)
7 – Califat abbasside (11 100 000 km2 en 750)
8 – Califat omeyyade (11 000 000 km2 en 720)
9 – Dynastie Yuan (11 000 000 km2 en 1310)
10- Empire colonial portugais (10 400 000 km2 en 1820)

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