KUNDERA ET LA MORALE DE L’ESSENTIEL

KUNDERA LE RIDEAU
KUNDERA LE RIDEAU

Le texte suivant est extrait de Kundera, Le Rideau, plus exactement de la quatrième partie de cet essai, intitulée : « Qu’est-ce qu’un romancier ? » et de l’article « La morale de l’essentiel » :

« Moi aussi, je relis souvent la correspondance de Flaubert, avide de savoir ce qu’il pensait de son art et de celui des autres. N’empêche que la correspondance, si fascinante qu’elle puisse être, n’est ni chef-d’œuvre ni œuvre. Car l’œuvre ce n’est pas tout ce qu’un romancier a écrit, lettres, carnet, journaux, articles. L’œuvre, c’est l’aboutissement d’un long travail sur un projet esthétique. J’irai encore plus loin: l’œuvre est ce que le romancier approuvera à l’heure du bilan. Car la vie est courte, la lecture est longue et la littérature est en train de se suicider par une prolifération insensée. En commençant par lui-même, chaque romancier devrait éliminer tout ce qui est secondaire, prôner pour lui et pour les autres la morale de l’essentiel ! »

Comme pour tous les textes qui travaillent la pensée, celui-ci amène des options contradictoires. Au passage, je remarque que cet extrait prolonge le premier du même ouvrage qui s’intitule « Conscience de la continuité ». Il y évoque malicieusement une historiette, peut-être inventée, où son père, brillant musicien, prétend ne pas reconnaître la Neuvième Symphonie de Beethoven à ses premiers accords. Il avance : « Cela ressemble à du Beethoven. » Et à ses amis qui n’osent point rire, il précise : « Du Beethoven de la dernière période ». Alors, il dévoile son jeu et attire l’attention sur « une certaine liaison harmonique que Beethoven plus jeune n’aurait jamais pu utiliser. »

Tout cela est très beau et même séduisant. Au fond, sans lire Kundera, le peintre Bonnard, Gogol, et tant d’autres ont jeté au feu des œuvres qu’ils estimaient ne pas devoir vivre. Il y a de la violence assumée dans cette morale de l’essentiel, une brutalité qui tue le remords en même temps qu’elle appelle au suicide, de façon détournée. On y entend un lointain écho contrarié d’Apollinaire, non loin du pont Mirabeau : une vie lente… une espérance violente.

Astucieusement et non sans intelligence de la réalité, Kundera met en avant le suicide de la littérature par « prolifération insensée ». Mais de quoi parle-t-il en utilisant le mot « littérature » ? S’il sous-entend la vente acharnée du papier par des éditeurs contraints de faire tourner la machine, il n’a pas tort, autant qu’il se trompe. Les éditions du premier baiser à la page 52 et du mariage final de la pauvre jeune fille avec le merveilleux gentleman sont aussi nécessaires que La Critique de la raison pure, ou que le personnage de Cripure dans Le Sang noir de Guilloux… évidemment, pas pour le même public.

Mais je prétends qu’il faut tout lire, avidement en un plongeon vigoureux dans les eaux vives, et rarement, mais aussi instructif, dans une bouillasse tiède. Cela aussi forme le goût, par découverte, essais et erreurs. « Et moi aussi je suis homme… ». Après seulement, par longue maturation ou par incandescence épuisante, se colleter à l’œuvre : une seule si le temps n’est pas donné pour plus, ou, comme alchimiste consciencieux recherchant la pierre philosophale. Radiguet et Rimbaud, sont-ils partis trop tôt ? Verlaine a-t-il eu raison de se terrer dans son appartement parisien en 1870, ou aurait-il dû errer dans les rues au risque d’une fusillade, alors qu’il y envoyait sans vergogne sa jeune femme ? Je parle, bien sûr, au regard de l’œuvre.

Finalement, ce texte de Kundera pose trois étapes différentes, celle de la littérature tout-venant, celle des œuvres d’un écrivain, et celle de son œuvre résumée par le bilan final. L’impression donnée – surtout rapportée à l’historiette sur Beethoven – évoque la gradation vers l’unique, et le final chronologique, le dernier bilan, l’heure ultime avant l’éternité ou l’oubli.

Je crains qu’il n’y ait outrance à cette schématisation. Je crains que Kundera ne se soit laissé aller à une géométrie plane simplifiée, réductrice, où l’écrivain passerait sa vie à renier ses ouvrages préalables, pour enfin exposer son grand œuvre résumé en une seule œuvre peaufinée à l’extrême. Un écrivain voué à s’amputer de ses prémices, à monter vers le ciel littéraire par une échelle dont il aurait scié progressivement tous les barreaux sauf le dernier.

Cette morale de l’essentiel aussi séduisante paraisse-t-elle, néglige la réalité d’une vie, qui ne se résume pas en une merveille enfin offerte, mais en millions de pas dérisoires, comme le chantait si bien Jean Ferrat. Elle se veut stoïcienne, alors qu’elle me semble plus proche d’un narcissisme utilitaire. Et quand nous aurions réduit la littérature mondiale à chaque œuvre ultime d’un grand écrivain, nous, lecteurs d’en bas,  aurions le spectacle de génies flottant dans les airs, oubliant que la littérature, c’est un homme qui écrit, qui ose « mettre ses tripes sur la table », au sens le plus imagé, et non attendre la noble vertu du seppuku unique, ultime et quasi sacramentel qui offre le souvenir d’une vie d’honneur bafouée, donc d’un récit total.

Une œuvre, cela se construit dès le premier cri.