Connaissez-vous Stanley Fish ? C’est un sacré poisson, et même un gros. Si petite soit la mare où vous savez qu’il barbote, il saura se cacher derrière une pierre minuscule ; si fin soit l’hameçon auquel vous voudrez le prendre, il grignotera l’amorce sans se faire prendre, et pour peu que vous l’ayez en main, il vous échappera d’un saut vers un torrent rocailleux qui le mènera aux océans de la littérature. Oui, un sacré poisson, ce Fish !
Pourquoi le suivre en ses acrobaties ? C’est qu’il défend l’idée que « les lecteurs font les livres ». Autrement dit, vous, lecteurs, faites cet article. Pourtant, j’ai bien l’impression d’être seul. Mais on ne sait jamais. Alors, pour la beauté de ses cabrioles, voici un article extrait de son livre Quand lire c’est faire.
COMMENT RECONNAÎTRE UN POÈME QUAND ON EN VOIT UN
Pendant l’été 1971, je donnais deux cours sous les auspices conjoints du Linguistic Institute of America et du département d’anglais de la State University of New York à Buffalo. Je donnais ces cours le matin, dans la même salle. A 9h30, je rencontrais un groupe d’étudiants qui s’intéressaient au rapport entre linguistique et critique littéraire. Le sujet initial était la stylistique, mais nos préoccupations étaient en fait théoriques, et s’étendaient aux présupposés et aux préconceptions qui sous-tendent à la fois la linguistique et la pratique littéraire. A 11h00, ces étudiants étaient remplacés par un autre groupe dont les préoccupations étaient exclusivement littéraires, et se cantonnaient, en fait à la poésie religieuse anglaise du XVIIe siècle. Ces étudiants avaient appris comment identifier les symboles chrétiens et reconnaître des schèmes typologiques, et comment passer de l’observation de ces symboles et modèles à la spécification d’une intention poétique qui était généralement d’ordre didactique ou sermonnaire. Ce jour-là, le seul rapport entre les deux cours était un sujet de devoir pour les étudiants du premier qui était encore au tableau au début du second. On pouvait donc lire :
Jacobs-Rosenbaum
Levin
Thorne
Hayes
Ohman (?)
Je suis sûr que beaucoup d’entre vous auront déjà reconnu les noms de la liste, mais permettez-moi, au nom de l’exactitude, de les identifier. Roderick Jacobs et Peter Rosenbaum sont deux linguistes qui ont co-écrit plusieurs manuels et co-édité plusieurs anthologies. Samuel Levin fut l’un des premiers linguistes à appliquer les opérations de la grammaire transformationnelle aux textes littéraires. J. P. Thorne est un linguiste de l’université d’Edimbourg qui essaya, comme Levin, d’étendre les règles de la grammaire transformationnelle aux irrégularités notoires du langage poétique. Curtis Hayes est un linguiste qui utilisait la grammaire transformationnelle pour donner une base objective à son impression intuitive que le langage de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de Gibbon était plus complexe que celui des romans d’Hemingway. Et Richard Ohmann est le critique littéraire qui contribua plus que tout autre à introduire le vocabulaire de la grammaire transformationnelle dans la communauté littéraire. Le nom d’Ohmann était écrit tel que vous le voyez ici car je ne me souvenais plus s’il prenait un ou deux « n ». En d’autres termes, le point d’interrogation entre parenthèses n’indiquait rien d’autre qu’un mauvaise mémoire et désir de ma part d’apparaître scrupuleux. Le fait que les noms soient apparus dans une liste disposée verticalement et qu’ils soient plus ou moins centrés par rapport aux noms jumelés de Jacobs et Rosenbaum était tout aussi fortuit et ne révélait rien d’autre, s’il révélait quelque chose, qu’un caractère vaguement obsessionnel.
Entre les deux cours, je n’ai fait qu’un changement. J’ai tracé un cadre autour du sujet de devoir et j’ai écrit au-dessus de ce cadre : « p. 43 ». Quand les étudiants du second cours sont entrés dans la salle, je leur ai dit que ce qu’ils voyaient au tableau était un poème religieux du type de ceux qu’ils avaient étudiés, et je leur ai demandé de l’interpréter. Immédiatement, ils s’exécutèrent (perform) d’une façon qui, pour des raisons qui deviendront bientôt claires, était plus ou moins prévisible. Le premier étudiant qui prit la parole fit remarquer que le poème [était] certainement un hiéroglyphe, bien qu’il ne pût établir avec certitude si sa forme était celle d’une croix ou d’un autel. Cette question fut laissée de côté lorsque les autres étudiants, suivant l’exemple du premier, commencèrent à se concentrer sur les mots pris individuellement, s’interrompant mutuellement par des suggestions qui venaient si rapidement qu’elles semblaient spontanées. Le premier vers du poème (l’ordre même des événements supposait un objet au statut déjà constitué) reçut la plus grande attention. Jacobs fut expliqué comme une référence à l’échelle de Jacob, représentation allégorique traditionnelle de l’ascension chrétienne vers le Ciel. Dans ce poème cependant, en tout cas c’est ce que m’ont dit mes étudiants, le moyen d’ascension n’était pas une échelle mais un arbuste, un rosier ou Rosenbaum. Il fut considéré comme une référence évidente à la Vierge Marie, souvent caractérisée comme une « rose sans épines », celle-ci étant par ailleurs un emblème de l’Immaculée conception. Arrivé là, le poème leur a semblé fonctionner à la façon, bien connue, d’une énigme iconographique. Il posait soudain la question : « comment se fait-il qu’un homme puisse monter au ciel au moyen d’un rosier ? », et menait le lecteur à cette réponse inévitable : grâce au fruit de cet arbre, le fruit des enrailles de Marie, Jésus. Une fois cette interprétation établie, elle fut étayée par, et donna tout son sens à, un autre élément, le mot « thorne », qui ne pouvait être qu’une allusion à la couronne d’épines, symbole des épreuves endurées par Jésus et du prix qu’il paya pour notre salut à tous. Il n’y avait qu’un pas (même pas, en réalité) de cette révélation à la reconnaissance en Levin d’une double référence, premièrement, à la tribu de Levi, dont la fonction sacerdotale fut accomplie par le Christ, et deuxièmement, au pain sans levain (leaven) qu’emportèrent les enfants d’Israël lors de l’Exode hors d’Égypte, le lieu du péché, suite à l’appel de Moïse, sans doute le plus connu des modèles du Christ dans l’Ancien Testament. Le dernier mot du poème reçut au moins trois lectures complémentaires : cela pouvait être « omen » (présage), puisqu’une grande partie du poème avait un rapport avec l’annonce et la prophétie ; cela pouvait être « Oh Man », puisque c’est l’histoire de l’homme en ses lieux de croisement avec le plan du divin qui constitue le sujet du poème ; et bien sûr, cela pouvait être simplement « amen », la juste conclusion d’un poème célébrant l’amour et la miséricorde de Dieu, qui a donné son Fils unique pour que nous vivions.
Après avoir spécifié et mis en rapport les sens à donner aux mots du poème, les étudiants commencèrent à discerner des schèmes structuraux plus vastes. On remarqua que parmi les six noms que comporte le poème, trois – Jacobs, Rosenbaum et Levin – sont hébreux, deux – Thorne et Hayes – sont chrétiens et le dernier – Ohman – est ambigu, l’ambiguïté étant marquée dans le poème même (selon l’expression consacrée) par le point d’interrogation entre parenthèses. Cette division fut considérée comme un reflet de la distinction fondamentale entre l’ancienne dispensation et la nouvelle, la loi du péché et la loi de l’amour. Cependant, cette distinction est brouillée, puis finalement annulée par la perspective typologique qui investit les événements et les héros de l’Ancien Testament de significations issues du Nouveau Testament. La structure du poème, conclurent mes étudiants, est donc duelle, établissant et détruisant dans le même temps son motif fondamental (hébreux vs. chrétien). Dans ce contexte, il n’y a donc rien qui oblige à résoudre l’ambiguïté de Ohman puisque les deux lectures possibles – le nom est hébreux, le nom est chrétien – sont autorisées par la présence réconciliante de Jésus-Christ dans le poème. Enfin, je dois vous dire qu’un des étudiants entreprit de compter les lettres et découvrit, ce qui surprit personne, que les lettres les plus fréquentes du poème étaient S, O, N (Son, le Fils).
Certains d’entre vous auront noté que je n’ai encore rien dit de Hayes. C’est que, de tous les mots du poème, c’est celui qui s’est avéré le plus rétif à l’interprétation, un fait qui n’est pas sans conséquence, mais que je laisserai de côté pour le moment, puisque je suis moins intéressé par les détails de l’exercice que par la capacité de mes étudiants à s’y prêter (performe it). Quelle est la source de cette capacité ? Comment se fait-il qu’ils aient pu faire de qu’ils ont fait ? Ces questions sont importantes puisqu’elles se rapportent directement à une question récurrente de la théorie littéraire : quelles sont les marques distinctives du langage littéraire ? Ou, pour parler plus familièrement : comment reconnaissez-vous un poème quand vous en vouez un ? Le sens commun, suivi par de nombreux linguistes et critiques littéraires, répond que l’acte de reconnaissance est provoqué par la présence de marques distinctives. Autrement dit, vous savez qu’il s’agit d’un poème quand vous en voyez un parce que son langage déploie les caractéristiques que vous savez propres à un poème. C’est toutefois un modèle dont il est assez évident qu’il ne convient pas au présent exemple. Mes étudiants ne sont pas passés de l’observation de marques distinctives à la reconnaissance qu’ils faisaient face à un poème ; au contraire, c’est l’acte de reconnaissance qui fut premier – ils savaient à l’avance qu’ils avaient affaire à un poème – et les marques distinctives ont suivi.
… À SUIVRE