« Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme.
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme. »
Verlaine, dans Sagesse, nous a précédés. Son côté « géo », c’est la cellule où il purge ses deux ans, pour avoir voulu révolvériser Rimbaud. Il faut dire que les scènes de ménage entre les deux ne manquaient pas de piquant. Alcool, drogues d’époque, chahuts, et les gros poings de Rimbaud pour clore les discussions, cela attirait du monde : la mère de l’un, la femme, la mère et le beau-père de l’autre… la bonne société et les flics au milieu.
Ayant pris comme exemple de ce lien nécessaire entre la Terre et notre ciel-cortex, le célèbre quatrain de Verlaine précédemment cité, l’ayant écouté sur Internet débité en petit bois, ayant lu diverses explications par de savants professeurs (pléonasme obligatoire – si nécessaire, utiliser la version médicale grand professeur très prisée en temps d’épidémie et même de rhume des foins) je ne peux m’empêcher de revenir au très célèbre et peu célébré iota unum.
Repris de l’Évangile de Mathieu, iota unum est ce grain de sable qui manquerait à la dune pour que celle-ci s’accomplisse. Un peu malmené, il deviendrait cet être qui nous manque dans ce tout dépeuplé. L’éventail est large, de ces faux pas qui mènent à la chute, ici de la virgule qui sépare Verlaine du ciel.
À quoi sert une virgule ? À reprendre son souffle dans une longue phrase, apprenait-on dans les petites classes. Y ajoutant un soupçon de grammaire, on en encadrait les appositions. Et passant à la typographie, on l’ajoutait pour marquer un changement d’objet dans une énumération. Il nous manquait Verlaine et son « ciel, par-dessus le toit, si bleu, si calme !
Un vieux souvenir m’est revenu.
Un jour lointain, j’appelai Verlaine en son ciel de poète où sa place est bien méritée.
— Eh ! Monsieur Verlaine ! Pourquoi cette virgule ? Pourquoi ne pas avoir écrit simplement : Le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si calme !
Ça a grondé quelque part. J’ai cru à un orage soudain. Mais baste ! Le ciel était bleu et calme.
— Eh ! Petit !
— Moi ?
— Oui, toi ! Si tu me payes une absinthe, je t’explique.
Un vieux faune a débouché – façon de parler – m’a embarqué vers le bistrot des Quatre Sergents de la Rochelle, en haut de la rue Mouffetard, où ses rugissements alcoolisés faisaient frémir le quartier, il y a peu… à peine plus d’un siècle. Le patron le connaissait bien :
— Comme d’hab’, M’sieur Paul ?
Ce n’était pas vraiment une question, une simple invitation à la valse de la fée verte, laquelle nous a rejoints sans tarder dans une robe vert-bouteille. M’sieur Paul, faisant fi du verre ébréché, l’embrassa longuement au goulot.
— T’en veux pas, mon gars ?
J’étais embarrassé, ému. J’ai murmuré :
— Avec modération…
Il n’a pas paru comprendre, m’a regardé d’un œil trouble sous sa paupière tombante, striée de veinules lilas :
— Comment tu causes. Enfin… ! Alors tu voulais savoir… cette saleté de virgule…
— Je n’ai jamais dit ça.
— Faut qu’tu comprennes, mon gars, les argousins m’avaient serré comme un poisson dans la nasse. Faut dire qu’y avait eu de charivari dans la turne, avec l’Arthur…
— Rimbaud…
— Oui, c’était son blaze. Faudra que j’te le présente, un de ces jours…
— Oh, le ciel peut attendre… Mais cette virgule ?
— Ces virgules, j’vais te dire, c’étaient les crochets de la lucarne, ceux où j’ai eu envie de de me pendre. Parce que justement, ce ciel, il était si loin, par-dessus le toit, et encore, j’en voyais pas beaucoup, parce que cet arbre…
— Je vois…
Je n’aurais pas dû dire ça. Le vieux a tonné entre deux goulées d’absinthe :
— Tu vois rien, gamin ! C’est moi qui voyais, et toi tu crois que tu comprends tout, comme les autres. Ah ! Les gratteurs de papelard, sur ce quatrain ! Feraient mieux de…
Je voulais éviter une algarade inutile, d’autant qu’il commençait à tanguer. Je lançai :
— Le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si…
D’un beuglement, le vieux m’a coupé le sifflet. Puis il m’a repris :
— Le ciel est, … par-dessus le toit, … si bleu, si calme…
Et j’ai compris. Dans le grand silence suspendu des virgules, dans son souffle alcoolisé, surgissaient la noirceur et la crasse de la prison, l’avenir lointain, les regrets, les castagnes sordides, les espoirs, les peurs, une vie, des vies, les siennes, les nôtres. Le ciel… quel ciel… ? Illusoire, éternel, attendu, craint, espéré… tous les ciels du monde, les cieux. Mais ça, c’est une autre histoire.
Il avait laissé rouler la bouteille d’où s’échappait un dernier filet. La tête levée, il naviguait ailleurs. Je suis parti doucement, sans oser le remercier. J’avais dû rêver.