RETRAITE : QUAND LES NORMES S’EN PRENNENT AUX HOMMES (5)

Si le plus grand péché de l’homme est l’orgueil, ne doutons pas qu’avec les normes il ait réussi l’un de ses meilleurs coups. Il les triture et les organise jusqu’à en faire des lois. Mais « ses lois » ne sont à tout prendre que des foucades, ou des tentatives illusoires de se prendre pour un faiseur de monde. Car, soyons clair, les lois humaines, démocratiques ou non, ne sont que des rafistolages périodiques fondés sur des bavardages, des fantasmagories et des grandiloquences, au mieux des mythes censés assurer une cohésion sociale. Le fatras humain, n’est que normes camouflées sous les oripeaux de constitution, lois, décrets, circulaires, etc. C’est le mirage mythique qui colle ses rustines sur la turbulence des hommes pour les faire momentanément tenir plus ou moins tranquilles… jusqu’à l’apparition d’un nouveau mythe.

LES SEULES VRAIES LOIS

Les seules lois qui méritent ce terme sont celles de la physique. Par exemple, celle de la pesanteur, qui nous ramène à la gravitation, au cours des planètes, et plus loin encore. Celle-là, accompagnée de quelques autres du même tonneau, règle imperturbablement nos vies. Lois des échanges d’énergie, des équilibres entre acides et bases, oxygène et gaz carbonique, facteurs de coagulation et de fluidité du sang de nos organismes, etc. Telles sont les vraies lois de la vie, la nôtre, celles des plantes, des animaux, des minéraux, jusqu’aux atomes qui nous constituent.

LES NORMALISATEURS ÉTATIQUES

Le grand mensonge des normalisateurs étatiques est multiple. Il commence par imposer des contraintes à la technique. Nous avons vu que certaines d’entre elles sont vraiment nécessaires. Mais combien d’entre elles s’adaptent aux nécessités du marché, combien de groupes de pression à Bruxelles qui ne sont même plus embusqués, qui ne se cachent pas, voire s’enorgueillissent d’avoir bureaux ouverts à la fanatique Commission Vanderleyenesque et même de lui préparer ses diktats. Le second grand mensonge, répété par des perroquets, est de justifier cet emprisonnement normatif par les fameuses formules incantatoires de l’autorité bienveillante dont personne n’a rien à faire.

Je ne multiplierai pas les exemples, mais nous devons penser les péripéties du Covid sous cet éclairage. Combien de pressions et de récompenses pour tous ceux qui ont banni des médicaments efficaces et utilisés correctement depuis des dizaines d’années ! Combien de vedettes des écrans pilotées par Mc Kinsey accumulant les traîtrises envers la grande tradition hippocratique pour satisfaire les appétits de puissance de politiques dévoyés et d’affairistes aux dents de requins. Tout cela n’est qu’une accumulation de normes, jusqu’aux fameux « gestes barrières » grâce auxquels le dernier des bureaucrates terni dans son antre se voyait doté d’un pouvoir de police exorbitant. Et tous ces masqués continuent de respirer du gaz carbonique sans réfléchir un instant qu’ils sont devenus les cobayes d’un système pervers.

Bref, normes sur normes imposées par un jacobinisme centralisateur qui n’a jamais cessé d’imposer contre toute représentation légitime un pouvoir de mort donné à quelques illuminés meneurs d’un troupeau de moutons enragés.

LES NORMES COMME PROPRIÉTÉS INTELLECTUELLES DES CONCEPTEURS

En réalité il ne faut pas confondre les normes étatiques et les normes utilitaires du premier niveau de fabrication. Pensons-y comme un parallèle avec les trois niveaux de prévention détaillés dans un article précédent. Une normalisation technique doit rester une prise en compte de contraintes techniques indispensables pour assurer la meilleure utilisation possible d’un produit, depuis sa fabrication (niveau 1), son transport et sa commercialisation (niveau 2) jusqu’à son usage final (niveau 3). Un État ne devrait intervenir que dans un principe de subsidiarité bien compris, à savoir après que les premières étapes ont réglé tous les problèmes qui leur incombent directement.

Aucun industriel digne de ce nom n’empilera du carton imbibé d’essence auprès d’une coulée de métal en fusion. Aucun mécano n’utilisera une clef de trois kilos pour serrer un écrou de 8. Aucun transporteur ne livrera un colis de cinq kilos avec un camion vide de 32 tonnes, et aucun utilisateur sain et averti ne se lavera les mains à l’acide chlorhydrique.

Aucun pompier ne part éteindre un incendie sans son casque, ses vêtements de protection, etc. Par contre, nous voyons un État qui recule chaque jour davantage face aux dangers et agressions subis par les même pompiers dans leur fonction.

LES PIRES DES NORMES : LES « PROCESS » QUI RÉGENTENT LES PRATIQUES HUMAINES

Ce terme plus qu’anglophone, donc théoriquement à bannir de la francophonie, nous est arrivé par le latin, sous sa forme « processus ». Le verbe correspondant, procedere, donne l’idée d’avancer, de progresser. Il s’agit donc d’une marche à suivre, ordonnée selon des étapes, des paliers, vers un but défini, par les meilleurs chemins possibles.

À priori rien ne s’oppose à cette belle idée, tant que le terrain peut en reconnaître et en contester les faux pas. Il existe certes des séances de retour d’expérience, mais la prise de parole n’y est pas toujours facile, et surtout, ces séances se passent hors travail, après le travail.

Pour comprendre ce qui se passe sur une chaîne de montage, il faut l’étudier de près, et encore mieux, de l’intérieur. Des sociologues l’ont fait. Des psychologues aussi. La meilleure école, celle qui m’a le plus appris dans ce domaine est l’ergologie (à ne pas confondre avec l’ergonomie) telle qu’étudiée depuis des années par le Pr Yves Schwartz, dont je fus un auditeur enthousiaste et reconnaissant. Ce philosophe de formation, d’abord attiré par l’histoire des sciences et des techniques, s’est penché sur un continent mystérieux : celui de la reconstruction des normes imposées par des normes personnelles. Entre le travail prescrit et le travail réel existe un espace apparemment « blanc », mais profondément vivant, habité par la pensée immédiate et le jugement constant du travailleur. Le travailleur n’est pas un robot plus ou moins pensant, mais un vivant refusant l’aliénation, tout en satisfaisant, en apparence, au processus prescrit par l’organisation.

Le paradoxe de cette situation est que dans cette position qui semble oppositionnelle au prescripteur de norme, (deus absconditus, Dieu caché) le travailleur est en fait son meilleur allié, comme un correcteur de défauts internes, sorte de « deus in machine, Dieu dans la machine ». Mais un allié non reconnu, pouvant même porter le fardeau de reproches injustifiés. Ce deus in machine, échappe au contrôle pour des raisons multiples qu’il serait trop long d’expliquer ici. En tout cas, il ne prend pas le rôle du deus ex machina, le Dieu descendu de façon bien visible, éclairante et explicative, pour résoudre le problème apparemment insoluble.

Yves Schwartz, fut reçu premier à l’agrégation de philosophie devant un jury présidé par Georges Canguilhem, ce remarquable penseur qui préféra entrer en philosophie plutôt que pratiquer la médecine. Son œuvre devrait être étudiée par tout futur médecin, plutôt que de subir l’anéantissement « scientifique » dont nous constatons chaque jour les dégâts sur l’art médical (lire en particulier Le Normal et le Pathologique).

Ainsi, Yves Schwarz revient à l’étude de la connaissance du travail par la reconnaissance de la valeur professionnelle de l’expérience non exprimée du travailleur. Nous sommes loin de la construction réductrice et souvent agressive du marxisme.

Il nous reste à comprendre que le travailleur conscient de son devoir de bien faire peut être entraîné dans un système de double contrainte si la norme prescrite diffère par trop de son expérience et de son jugement immédiat sur le travail en cours. Ces conflits non dits sont les pires. Ils minent l’estime de soi, alimentent des conflits sous-jacents, et peuvent mener à des tensions augmentant les risques, dans une situation de malaise chronique. Alors interviennent les relations entre co-travailleurs, tantôt pour atténuer si l’ambiance est bonne, ou pire dans le cas contraire.

Ils sont parfois vécus dans une ambiance de grande urgence vitale. On se rappellera comment le commandant Sully Sullenberger sauva les 155 passagers de son Airbus A320 en le posant sur l’Hudson, au lieu d’obéir aux ordres de la tour de contrôle qui le dirigeaient vers un aéroport hors de sa portée. Cela se passait en 2009.

Pour couronner le tout, essayons de penser à ce travailleur plein d’expérience dont le collègue de travail est remplacé… par un robot. Le voici pris entre deux vécus contradictoires : celui d’être intégré à un mode nouveau, une sorte de promotion qui ne dit pas son nom, et celui de devenir dépendant d’un rythme qui lui échappe. De nombreuses études ont montré que des aménagements sont nécessaires. Ce n’est pas le lieu de les étudier, l’important est de comprendre dans quelles conditions des pathologies et risques sévères peuvent survenir alors que tout marche bien, en apparence. L’activité humaine doit être approchée comme une énigme, dit Yves Schwartz.

Mais nous verrons qu’il y a pire.

À suivre

Antoine Solmer