SANS LE TERRAIN, LE CERVEAU TEND VERS LE VIDE

Cette phrase mise en exergue mérite une explication. Trois éléments s’y posent : le terrain, le cerveau (représenté par le cortex) et le vide. Il reste à les définir et à en développer les relations, ce qui est la base du fonctionnement de l’homme sur cette Terre… et le restera, au-delà de la conquête de la Lune et des galaxies.

Il nous semble avoir une connaissance assez immédiate du terrain. Mais qu’il nous arrive de l’oublier, de trébucher sur un obstacle, nous y revenons  soudainement, et peut-être brutalement. Mais à quoi pensions-nous pour n’avoir pas vu ce bord de trottoir, ce pavé disjoint, cette taupinière ? Nous étions « dans la lune », embarqués par une belle idée, une merveilleuse invention, ou un souvenir important. Bref nous étions sous l’emprise de notre cerveau, de notre cortex, de l’une de ses couches, voire d’une zone plus profonde. En même temps que notre cerveau naviguait dans le quasi-infini de ses connexions, il nous avait fait perdre le contact avec les réalités du terrain. Résultat, au mieux un déséquilibre sans dommage, souvent une belle chute, et parfois pire.

Cette conjonction « cerveau vagabond et marche automatique » nous a ramenés brutalement à la triple réalité de notre corps traumatisé, de notre vision de l’obstacle et du jugement de notre cortex : c’est parce que… si j’avais vu… qui a jeté cette peau de banane, etc. Que l’on termine cette énumération par une belle injure ou une leçon à retenir, l’harmonie du couple terrain-cerveau est reconstituée… jusqu’à la prochaine envolée de notre cerveau.

Alors, doit-on museler notre cortex, et s’accrocher au terrain comme le lierre à l’arbre qu’il tue au prix de sa propre extinction ? Réponse : non ! Car une telle adhésion deviendrait un emprisonnement inhumain. Toute l’histoire de l’humanité nous le raconte. La créature devenue verticale a porté plus loin son regard sur les champs, les bêtes, les amis, les ennemis. Et le soir venu, s’allongeant dos au sol, elle se mit à rêver sous la voute des étoiles. Ce double allongement de la bipédie lui offrait cette envolée vers l’impossible. Et parallèlement, le cortex se développait, s’enrichissait de nouvelles strates plus spécialisées, acquérait cette forme quasi ovoïde imposée par la rigidité protectrice de la boîte crânienne.

Il arrive que la machine corticale, ce merveilleux outil de notre destinée devienne notre pire ennemi. Obsédée à recréer le monde, elle plonge dans le pire des chaos, celui d’imposer « en même temps, aux mêmes lieux, aux mêmes situations » une chose et son contraire. Telle est la pire folie qui puisse nous arriver : s’affranchir de toutes contraintes, et particulièrement du retour d’expérience, autrement dit, nier le terrain. Certes, il est des envolées séduisantes, des rêves persistants, immémoriaux, tentateurs. Icare en a payé le prix fort, après la jouissance des premiers battements d’ailes. Imaginons sa terreur lors de l’inéluctable chute, la cire fondant au feu du Soleil et les ailes se désagrégeant. La leçon est aussi claire que systématiquement oubliée. Il est des temps où se lèvent de nouveaux Icare, où leurs discours enfiévrés contaminent des  foules prises en otage. Alors, tous ces acteurs se croient voués à reformer le monde, à créer des bulles de savon qu’ils imaginent immortelles, à enflammer de majuscules incendiaires les mots de l’ordre des choses. Ainsi se lance la course au néant. Ainsi s’effondrent des civilisations.

Il faudrait pouvoir préserver en nos mémoires que les voyages le plus féconds de notre espèce sont accomplis en gardant autant les pieds sur terre que la tête dans les étoiles, et en sachant s’y repérer. Selon les cas, la formule s’adapte. Certains s’en tiendront à « savoir raison garder ». D’autres, plus ambitieux y lanceront leurs vies aventureuses. Ne nous contrediront ni « l’homme aux semelles de vent » ni l’exploratrice de La Pesanteur et la Grâce.

Nous y reviendrons.