ÉLOGE DE LA PAGE BLANCHE, OU PRESQUE…

MALKA ET SYLVIE
MALKA ET SYLVIE

Cet article est long, et de ma part, longuement attendu. Le virus Covid a trop tristement, trop profondément saboté nos vies. Enfin, quand je parle du Covid, je l’humanise à l’excès, alors que son épopée ne vit que de la déshumanisation des branquignols et bras cassés qui se cramponnent à leurs sièges, et de leurs convulsions frénétiques. Il est temps, plus que temps, de hurler qu’ils ne sont même pas rois, et qu’ils sont plus que nus, dépecés, desséchés, décérébrés. Il est temps, encore plus que temps, de se replonger goulûment dans la littérature, ses bonheurs, ses fissures, ses contraintes, ses abîmes et ses splendeurs. La vraie vie.

L’ANGOISSE DE LA PAGE BLANCHE ?

En circulant quelque peu dans la chose littéraire nous entendons parfois parler de page blanche, bien souvent connectée à l’angoisse, la peur, etc. Cette expression est réductrice à l’extrême, soit qu’elle circule parmi les personnes qui n’osent ni ne veulent coucher quelques lignes de leur cru sur une feuille, soit qu’elle serve de marqueur d’épouvante lors d’interviews d’écrivains, arborant ce flambeau de leur martyre, comme il y a quelques années, on ne pouvait entendre un chanteur en vue, sans qu’il ne souligne qu’il « avait fait la manche ». Bref, il faut montrer que l’on souffre, que l’on endure une torture prolongée, et que des larmes de sang parsèment les pages « noires ».

Alors, revenons à cette fameuse page blanche pour signaler d’abord qu’elle est le prélude à toute écriture, à moins que des circonstances exceptionnelles n’obligent à griffonner entre des lignes précédentes, à récupérer le moindre morceau de papier, ou à souffrir d’une avarice maladive. Il s’ensuit que l’angoisse en question, si angoisse il y a, est une question toute personnelle, indépendante du papier, de sa forme, de sa couleur, de sa texture, de son positionnement, etc. L’angoisse du saut en parachute me paraît plus élaborée dans notre nature profonde d’être dépourvu d’ailes.

Cela ne signifie en rien que le papier, tel que décrit précédemment ne participe pas de l’écriture. Il est des écrivains plus que célèbres qui ont leurs petites manies sans lesquelles ils se sentiraient affaiblis devant la tâche à accomplir. Qu’il s’agisse de pur confort ou de fétichisme, je n’y vois aucune différence avec le boxeur conservant obstinément pour chaque match une amulette quelconque, un vêtement qui lui a « porté bonheur », etc. D’autres écrivains poussent leur préparation jusqu’à changer totalement d’atmosphère selon le travail en cours, tel le philosophe Bachelard (trop négligé) qui organisait son bureau, son ambiance selon qu’il s’attaquait à de la poésie, ou à l’épistémologie.

Mais encore, la page blanche, me dira-t-on, la fameuse angoisse de la page blanche ? Eh bien, je me refuse à user et abuser de cette expression, non seulement pour les raisons précédentes, mais aussi parce que je la renie, au profit de l’angoisse de la page « noire », de la page écrite.

L’ANGOISSE PROFONDE DE L’ÉCRITURE

Car s’il existe une angoisse liée à l’écriture, c’est bien celle-là. Angoisse d’avoir à écrire, angoisse de savoir quoi écrire, angoisse de ne pas se laisser dépasser par son écrit, angoisse de canaliser les idées qui surviennent en cours d’écriture et qu’on laisse de côté momentanément, en espérant qu’elles survivent, angoisse et repentirs constants. Et les brouillons sont là pour prouver que l’écrivain a résolu la question son arme à la main. Il suffit de voir ceux d’écrivains au style le plus fluide, aérien, comme la Fontaine, notre merveilleux fabuliste. Ou encore de Céline, dont les non-lecteurs croient encore qu’il s’agit d’un langage parlé, ou encore de Paul Valéry, etc.

Pour qui, pour quoi écrire ? Et surtout, pourquoi ne pas écrire ?

L’un de mes amis était spécialiste en antiquités grecques, véridiques et autres, explorateur, fervent d’épopées, baroudeur, journaliste d’investigation, extrêmement doué pour l’écriture. Ses récits étaient extraordinaires, son parcours – réel – aurait fait rêver Malraux, comme il aimait à le préciser. Il a terminé sa vie sans écrire une ligne, je veux dire une ligne d’importance. Pourquoi nous avoir privés de cette débauche de vie, sur laquelle il me reste quelques souvenirs. Pourquoi ? Il a emporté ce mystère dans la mort.

NIETZSCHE

Nietzsche, qui a écrit avec grandes difficultés, jusqu’à fin 1888, nous quitte mentalement le 3 janvier 1889, au cours de la célèbre crise pendant laquelle il se pend au cou d’un cheval que son maître fouette, comme pour l’assurer de sa pitié et de leurs souffrances communes…. Comme pour communiquer ailleurs qu’à l’humain, au-delà du bien et du mal. Bien sûr, passant de délires à une quasi-mutité, il n’écrira plus. Les pages resteront blanches. Il y eut peut-être une syphilis tertiaire, ou d’autres lésions cérébrales pour expliquer cet enfermement définitif en lui-même. Mais le petit garçon doué, le musicien flamboyant, l’étudiant distingué, l’esprit agile et toujours curieux, le professeur de philologie devenu le philosophe au marteau a peut-être laissé quelques pistes plus intéressantes que des maladies terminales : des regards sur lui-même.

Ainsi, lorsque pétri d’envie irrépressibles de connaissances et se rendant compte de la montagne à gravir il écrit « « Je devrai détruire plusieurs de mes goûts, cela est clair, et, pareillement, en acquérir de nouveaux. Quels seront les malheureux que je jetterai par-dessus bord ? Peut-être mes plus chers enfants ! ». Et plus tard, rompant avec Lou Andreas Salomé dont il avait été follement amoureux, il ne voyait plus pour quel but il continuerait à vivre, « ne fût-ce que six mois de plus. »

Alors, de celui qui avait souffert de tant de malaises, pensées noires, dédains et revers d’amitiés, échecs éditoriaux, comment devons-nous comprendre cette phrase :

«  Nous ne sommes pas de ceux qui n’arrivent à former des pensées qu’au milieu des livres — notre habitude à nous est de penser en plein air, marchant, sautant, grimpant, dansant… »

Peut-être lisons-nous ces mots-là comme un ultime défi, une vanité folle ne pouvant se terminer que par une page blanche, pire encore, par l’absence de toute page.

JORGE SEMPRUN

C’est maintenant que le pire est à venir. Pire que tout, l’angoisse d’écrire ce qu’on l’on connaît de ses blessures, de les faire resurgir, de les revivre par l’écrit. De même que les horreurs de guerre ou d’autres séismes rendent muets leurs victimes, il est des écrivains qui ont subi le même sort au bout de la plume. Je veux prendre le cas de Jorge Semprun tel qu’il se raconte dans L’Écriture ou la Vie.

Jorge Semprun a vingt ans en « villégiature un peu forcée » près de Weimar et de la colline d’Ettersberg où devaient se promener Goethe et Eckermann, et où les oiseaux allaient peut-être revenir. Il n’était question ni de romantisme ni d’écologie. Le « camp de vacances… définitives » s’appelait Buchenwald, et la fumée qui sortait de ses cheminées avait fait fuir les oiseaux. Comme des âmes, peut-être…

Il en réchappe, d’une certaine façon. Pendant des années il revivra, survivra, vivra de farandoles du présent et de résurgences du passé, de passades en glissades, un somnambulisme délicat et blessant. Le sujet est tel que je ne me sens pas à outrager l’auteur par de trop courtes citations. Tâchons de l’entendre, comme s’il nous parlait.

« Méandres brumeux… De toutes ces longues journées, seuls quelques instants se maintiennent spontanément dans la lumière du souvenir… Instants qu’il m’est impossible de dater, de situer même dans une perspective chronologique… Pourtant, malgré ce flou de la mémoire, je sais que les traces de ces journées ne sont pas effacées irrémédiablement. Le souvenir ne m’en vient pas naturellement, de façon irréfléchie, certes, Il me faut aller le rechercher, le débusquer, par un effort systématique. Mais le souvenir existe, quelque part, au-delà de l’oubli apparent. Il me suffit de m’y appliquer, de faire en moi le vide des contingences du présent, de m’abstraire volontairement de l’entourage ou de l’environnement, de braquer sur ces lointaines journées le rayon d’une vision intérieures patiente et concentrée… Ainsi je garde en réserve un trésor de souvenirs inédits, dont je pourrais faire usage le jour venu, s’il venait, si la nécessitait s’imposait. »[1]

« … En 1947 j’avais abandonné le projet d’écrire. J’étais devenu un autre, pour rester en vie. À Ascona, un jour d’hiver ensoleillé, en décembre 1945, j’avais été mis en demeure de choisir entre l’écriture ou la vie. C’est moi qui m’étais mis en demeure de faire ce choix, certes. C’est moi qui avais à choisir, moi seul.

Tel un cancer lumineux, le récit que je m’arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie… J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin à ce travail de deuil inachevé, interminable. Ou alors l’inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l’abandon du livre en cours. »

Et plus loin :

« Grâce à Lorène [une belle rencontre], qui n’en savait rien, qui n’en a jamais rien su, j’étais revenu dans la vie. C’est-à-dire dans l’oubli : la vie était à ce prix. Oubli délibéré, systématique, de l’expérience du camp. Oubli de l’écriture également, Il n’était pas question, en effet, d’écrire quoi que ce fût d’autre. Il aurait été dérisoire, peut-être même ignoble, d’écrire n’importe quoi en contournant cette expérience.

Il me fallait choisir entre l’écriture et la vie, j’avais choisi celle-ci. J’avais choisi une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée pour survivre.[2]»

Il faudra attendre 1963 pour que soit publié son premier livre autobiographique : Le Grand Voyage, roman-récit fondé sur quatre nuits et cinq jours entre Compiègne et la dernière station (pour tant d’autres) : Buchenwald : une sorte de kaléidoscope entre ses souvenirs, sa vie de « sous-marin » du Parti communiste espagnol, et le processus renaissant d’écriture englobant un personnage fondamental-annexe. La machine à écrire sera relancée, sauf que…

1964. Semprun, doit recevoir à Salzbourg le prix Formentor, créé quatre ans plus tôt pour stimuler la diffusion de la littérature espagnole. Au passage, remarquons le merveilleux quasi-lapsus franco-freudien : un prix « fort menteur » ! Mais la suite est extraordinaire. Alors que douze célèbres éditeurs internationaux lui remettent chacun un exemplaire du Grand Voyage dans la langue de traduction, Carlos Barral, Espagnol, fondateur du prix, lui tend le sien intitulé El largo Viaje. Or, ce n’est pas une édition espagnole, car la censure l’en a empêché. Il a eu recours au Mexique, mais il en attend encore la livraison. C’est pourquoi, afin de respecter la scénographie de la réunion, Carlos Barral lui offre une version initiale. Couverture, titre, format, tout y est sauf que… les pages en sont vierges de tout caractère d’imprimerie.

Semprun se retrouve dans le rêve de neige qui avait précédé sa décision de se mettre à l’écriture de ce livre, quatre ans auparavant. Une neige qu’il avait refoulée, censurée, car elle le ramenait à Buchenwald et à Paris.

« Le 1er mai 1945, une bourrasque de neige s’était abattue sur les drapeaux rouges du défilé traditionnel, au moment précis où une cohorte de déportés en tenue rayée parvenait place de la Nation. À cet instant, ce premier jour de la vie revenue, la neige tourbillonnante semblait me rappeler qu’elle serait, pour toujours, la présence de la mort. Dix-neuf ans plus tard… la neige d’antan… avait effacé les traces imprimées du livre écrit d’une traite, sans reprendre mon souffle, à Madrid… »

Pour insister sur cette « synchronicité d’au-delà du temps » Jorge Semprun précise :

« Le signe était aisé à interpréter, la leçon facile à tirer : rien ne m’était encore acquis. Ce livre que j’avais mis près de vingt ans à pouvoir écrire, s’évanouissait de nouveau, à peine terminé. Il me faudrait le recommencer : tâche interminable, sans doute, que la transcription de l’expérience de la mort… [C’était] l’exemplaire le plus beau. Le plus significatif à mes yeux, par sa vacuité vertigineuse, par la blancheur innocente et perverse de ses pages à réécrire. »

Si vous êtes curieux du sort de cet exemplaire du destin, Semprun précise :

« Je n’ai pas réalisé ce projet [de réécrire la traduction en français du texte espagnol]. Les pages de l’exemplaire unique… sont restées blanches, vierges de toute écriture. Encore disponibles, donc. J’en aime l’augure et le symbole : que ce livre soit encore à écrire, que cette tâche soit infinie, cette parole inépuisable. »

Encore que… cet amour de la page blanche a-t-il vécu ? Il est beau et bon que cela reste un mystère.

MALKA

Je me rends compte que les lignes se sont accumulées, qu’elles lasseront peut-être, probablement, les non-écrivains, les non-lecteurs, et aussi leurs opposés, écrivains et lecteurs. Encore une autre interrogation de la page « noire ». Mais peu importe. Chacun en tirera autant qu’il le peut, et même plus, le temps venant. J’ai juste un appendice à rajouter.

Je tiens mon exemplaire de L’Écriture ou la Vie de Malka Ribowska, dont je vous laisse découvrir la biographie, à moins que vous n’ayez conservé les images de La Vieille Dame indigne, ou de Deux Hommes dans la ville.

Ce livre, donc, ne m’est pas venu par connaissance directe, mais indirectement par ma brocante préférée où se trouvaient réunis quelques pièces de la bibliothèque de Malka, après sa mort. Je ne sais si elle l’a lu totalement ou en partie. Elle en a marqué les marges de quelques paragraphes de traits rouges et bleus qui vont s’effilochant. Le dernier est en page 208, face à quelques lignes qui évoquent une musique portant des « solos désolés ou chatoyants de trompette et de saxo, ces batteries sourdes ou toniques comme les battements d’un sang vivace… ». Et Jorge Semprun de préciser que là se trouvait le « centre de l’univers que je voulais décrire : du livre que je voulais écrire. »

Fin de la page blanche ? Pas encore. Sur quelques-unes de celles qui  encadrent le livre, je lis avec émotion de rares notes en grandes lettres forcées.

Au tout début : « A Paris le 4 janv 2013 » et « Le 12 janvier 2013 ». Sur la dernière page : « 16 juin 2014 appeler l’oxygène. »

J’imagine que la situation a dû s’améliorer, car, retour à la deuxième page blanche du début : « 21 juin 2014 A la maison c’est beau ici ».

Ensuite… plus rien. La Grande Page blanche ?

Une piste ? Elle n’a posé sa marque la plus forte qu’à deux endroits : sur le titre du deuxième chapitre « Le Kaddish » (cette prière que tout juif doit réciter pour le défunt) et sur une citation initiale de Malraux :

« … Je cherche cette région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité. »

Merci, Malka, décédée en septembre 2020… Repose en paix.

 

[1] Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, 1994, Éditions Gallimard, pp. 229-230.

[2] P. 255

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4 réponses sur “ÉLOGE DE LA PAGE BLANCHE, OU PRESQUE…”

  1. page noire, page blanche, mémoire, oubli, dialogue intemporel entre vivants et morts, présents et absents, écrire et lire: socle menacé de notre civilisation si fatiguée… merci pour ces rappels vivifiants.

    1. Nos allers-retours entre le blanc et le noir, la lumière et la nuit, doivent être incessants pour éviter les blocages mortifères des scientistes acharnés et des lumino-maniaques décharnés. Et si nous ne devenons que des ombres, au moins que celles-ci témoignent autant de la lumière que de la nuit auxquelles les vrais vivants s’abreuvent.
      A.S.

  2. Merci pour ces beaux thèmes que vous pointez et développez.
    Je les reprendrai quelque jour.
    Maintenant, je ne peux que les épingler à toutes les questions qui me travaillent. Il n’est pas temps pour moi d’y faire œuvre.
    (Je me contente de résister).

    1. Suivre, c’est déjà très bien. Ensuite, faire connaître, et participer.
      Bref, du boulot. Sursum corda !
      A.S.

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