C’EST DOMMAGE

“C’est dommage que tous les Français ne soient pas d’accord pour réclamer la justice impartiale pour tous.

C’est dommage qu’il se trouve des républicains pour invoquer la raison d’État, et consentir sous un gouvernement libre, le maintien des iniquités du « bon plaisir ».

C’est dommage que des hommes qui se sont fait un nom dans les revendications de justice sociale dépensent aujourd’hui ce qu’ils ont d’autorité à tenter de persuader la France que les pratiques d’arbitraire, jadis condamnées par eux, sont excusables dans certains cas, et que l’on peut les tolérer contre autrui quand on ne s’en croit pas menacé.

C’est dommage que tant de gens qui pensent différemment se laissent effrayer par les injures des cyniques, et n’osent se dire ouvertement les champions de la justice et de la vérité.

C’est dommage que le gouvernement ait, par une série d’actes inexplicables, encouragé la pensée qu’il peut impunément voiler la vérité et violenter la justice pour couvrir les fautes de quelques hauts personnages.

C’est dommage qu’en agissant ainsi les ministres aient perdu tout droit à la confiance publique, et ne se présentent plus à nous, quelles que soient les nuances politiques qui nous séparent, comme les gardiens fidèles des droits primordiaux de tout citoyen dans une société civilisée.

C’est dommage qu’il leur soit permis de mettre la main sur les garanties où s’assurent la vie, l’honneur la liberté des citoyens.

C’est dommage qu’un ministre de la guerre ose protéger contre les lois un homme accusé d’espionnage.

C’est dommage que les patriotes de profession puissent hautement couvrir de leur protection Esterhazy le uhlan, et que l’indignation publique ne fasse pas justice de ces hommes.

C’est dommage que notre patriotisme soit de parole et non d’action.

C’est dommage que les citoyens s’abandonnent au lieu de réagir contre les pouvoirs publics qui trahissent leur devoir.

C’est dommage que nous ayons perdu la foi – même erronée – en l’approximation humaine de justice.

C’est dommage que l’appellation de juif, protestant, de libre penseur ou de catholique nous paraisse une justification des violences exercées contre ceux qui ne partagent pas nos croyances.

C’est dommage que la haute vertu de tolérance soit maintenant bannie de l’esprit français.

C’est dommage que, dans ce commun désarroi, nous en soyons arrivés à nous traiter réciproquement de vendus, sous les yeux de l’Europe qui nous juge, et à ne chercher que dans les intérêts d’argent les raisons d’agir de nos contemporains, en fermant systématiquement notre esprit à tout soupçon de désintéressement.

C’est dommage que l’idée ne vienne à personne – comme elle se serait présentée à tous, au siècle dernier – qu’on puisse défendre les vaincus par simple besoin de justice, ou même, si j’ose prononcer ce mot, par esprit de générosité.

C’est dommage qu’il ne soit plus tenu pour noble parmi nous de s’opposer à l’injustice des forts.

C’est dommage que l’antique bravoure française, chassée de la vie publique, soit refoulée au fond des âmes.

C’est dommage que les beaux sentiments se cachent et que les mauvais se montrent.

C’est dommage que l’esprit de chevalerie semble perdu dans tous les rangs de la nation française.

C’est dommage que le France, d’abord soldat de Dieu, plus tard soldat de l’homme, soit si brutalement réveillée de son rêve d’idéal.

C’est dommage que nos aïeux ayant été si grands, nous soyons moindres.

Car ce fut un noble pays, cette universelle patrie de la justice pour tous, aimée de tout ce qui aspirait au droit, redoutée de tout ce qui abusait de la force.

Voyez ce que nous avons en avons fait, et dites avec moi que c’est dommage.”

Maintenant que vous êtes arrivés à la fin de ce lamento profond, néanmoins teinté de colère plus ou moins rentrée, j’ai un aveu à vous faire. Ces lignes ne sont pas de moi mais extraites d’un texte intitulé « C’est dommage », signé de Georges Clemenceau, paru dans son journal L’Iniquité, le 7 janvier 1898.

Pour ne pas dévoiler la mèche trop tôt, j’ai décalé ci-dessous deux « attendus » de ce procès en règle qui font évidemment référence à l’affaire Dreyfus :

« C’est dommage qu’un ministre de la guerre ose protéger contre les lois un homme accusé d’espionnage.

C’est dommage que les patriotes de profession puissent hautement couvrir de leur protection Esterhazy le uhlan, et que l’indignation publique ne fasse pas justice de ces hommes. »

Cela dit, nous trouvons ici de quoi nourrir nos pensées actuelles, augmentées de plus d’un siècle de déliquescence. Nous y voyons même un Clemenceau inattendu valoriser la France « soldat de Dieu ».

En ce jour de visite d’un « pape des migrants [1]» quel chemin parcouru ! On comprendrait qu’un anti-clérical patriote, ou même tout catholique se rappelant la parabole de la brebis perdue, en profite pour lancer ses foudres actualisées. « Pape des migrants »… Ce titre qui se veut certainement glorifiant n’est à mes yeux que la mise en évidence de la déchéance d’un pape, portée au grand jour… une fois de plus.

Pour le reste, il y a tellement de grain à moudre, et de paille pour faire des litières…

Antoine Solmer

[1] Première page du journal Le Parisien du jour.

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