Cette série d’articles touche à sa fin (momentanée, car la suite nous réserve sûrement des surprises). Nous en arrivons à la dernière question, pouvant « se conjuguer avec les autres hypothèses, celle d’une pulsion de mort, un tropisme suicidaire [qui] nous pousse vers l’abîme, conséquence mortifère de la culpabilité collective résultant de toutes les horreurs du XXe siècle (les progrès aveugles de la technique dans un monde matérialiste ayant permis l’industrialisation aussi bien de la guerre que de l’extermination) ? »
Trois points fondamentaux se dégagent : envisager un assemblage de causes ? La question d’une pulsion de mort ? La mise en cause du progrès purement matérialiste dirigé vers les anéantissements ? Cela semble faire beaucoup, sinon trop. Pour autant, faut-il rompre le fil qui lie ces trois approches ? Avançons !
LA MULTIPLICITÉ DES HYPOTHÈSES
Une malédiction de la pensée voudrait nous obliger à remonter vers la « cause unique ». Cette malédiction est répandue dans notre pensée occidentale, et plus spécifiquement en France où l’appropriation de la geste cartésienne a été tellement dévoyée que le personnage, ainsi incompris, en devient ridicule et néfaste.
Nous voulons chercher « la cause » pour éliminer les effets qui nous en semblent inconvenants. Ce discours est très répandu en médecine, mais déborde partout. D’un côté, des « scientifiques » tournent comme des toupies autour du « Big Bang », tandis que d’autres veulent trouver « la force unique » qui synthétiserait les quatre forces dites fondamentales de la nature. Au passage, amusons-nous à poser la question suivante : si les quatre reconnues sont déjà « fondamentales », comment nommer l’hypothétique qui les remplacerait toutes ? La « super-fondamentale » ? La « fondamentale de premier niveau ? La fondamentale au carré ? Ou bien, faudrait-il renommer nos fondamentales en secondaires ? On le voit, trop de sérieux tue le sérieux.
Le problème de la multiplicité des causes (ou des hypothèses) a été posé depuis des milliers d’années. C’est la quête du « moteur immobile » : dès que je l’aurai trouvé, je serai le nouveau Dieu. Telle est la conséquence immédiate qui s’imposerait, si nous voulions réfléchir avec un brin d’humour et un regard plus humain sur la vie.
Disons-le autrement. Un petit retour vers le couple presque triangulaire Aristote-Platon/Socrate serait opportun. Le premier nous enjoint qu’il est nécessaire de s’arrêter… de chercher l’ascendance du mouton à cinq pattes (ananke stenaï), le berger du dit mouton, et le Dieu du berger, sinon celui du mouton. J’ai un peu arrangé sa formule, mais elle reste assez fidèle. Quant au petit père Socrate, avant le moment cigüen, il semble passer son temps à l’empêcher de passer, d’aller, de venir, de penser, jusqu’à lui ouvrir les bonnes portes, parce que quelque chose a rendu l’inadéquat, non seulement possible, mais recommandé. Est-Socarat qui a changé, ou le monde autour de Socrate. Ne vous interrogez pas trop, profitez du bon moment.
Je sens que le philosophe professionnel, s’il en est quelqu’un arrivé à ce point, a claqué la porte symbolique de ce blog. Tant mieux, j’en venais à d’autres jeux plus de logique physique.
Sachant qu’une hypothèse, une fois transformée en décision, entraînera des conséquences multiples, prévues et imprévues, favorables ou défavorables, portant sur la cible ou revenant à la source, soit pour affermir la décision initiale, soit pour la moduler, Comment reconnaître dans l’un quelconque des effets de la décision première « sa » conséquence ?
Autrement dit, en suivant le fameux conseil présenté dans son cadre médical (supprimer la cause pour supprimer l’effet indésirable), comment oser une relation d’équivalence logique entre deux seuls points de la constellation que j’ai créée de toutes pièces à partir de ma décision première ? Jouer aux dés ? Attendre un double-six, une série de six doubles-six ? Et que d’autre ? Et même si le résultat apparaît satisfaisant, comment être sûr d’avoir atteint la bonne cible ? Présomption ! Toujours la même présomption humaine, si souvent utile ! Si souvent seule échappée possible !
Que ceux que ce raisonnement effarouche se représentent la décision comme une force, elle-même assimilable à un vecteur, défini par son point d’origine, sa direction et son intensité. Soit O le point origine du vecteur et P le point visé. Sur le papier, c’est très simple. Cependant, nous savons que tout vecteur peut être représenté comme la résultante de deux autres vecteurs. Si vous ne le croyez pas, regardez un avion atterrir par fort vent de travers (vecteur vent qui s’oppose à sa ligne droite : vecteur origine-cible). Vous le verrez « voler en crabe » (vecteur de correction) pour atteindre la piste (cible P). Il est évident que la décision d’aller de O à P, dépend de deux autres facteurs (vent et action contre ce vent). Arriver au but P dépend essentiellement de la force du vent et de l’allure de l’avion. Sachant que chacun de ces deux vecteurs est lui-même assimilable à d’autres forces (non développées ici), imaginez le schéma, et le nombre réel de causes… jusque pour allez en ligne droite !
Il n’y a jamais une cause, mais des causes, même si elles sont hors de portée de notre connaissance.
LA PULSION DE MORT
DEUX PULSIONS ANTAGONISTES
L’expression pulsion de mort prit son envol en 1920. Elle apparaît chez Freud dans son livre Au-delà du principe de plaisir. Je n’entrerai pas dans l’historique des explications psychanalytiques freudiennes ou de différentes écoles. Elles sont passionnantes, mais hors de propos ici, car trop complexes pour qui les découvrent. Surtout, adaptées à des individus, elles ne peuvent être transférées directement à des groupes importants, jusqu’à un pays ou une civilisation.
Quelques points fondamentaux sont importants pour utiliser cette expression dans le domaine collectif.
La pulsion est une force. À l’inverse des forces décisionnelles envisagées plus haut, la pulsion est une force interne qui nous pousse à des actions ou des pensées, alors même que nous pouvons ne pas en avoir conscience.
La pulsion de mort ne peut s’envisager sans son corollaire obligatoire : la pulsion de vie, laquelle ne peut être que primitive, si l’on suit le simple bon sens.
Quelle que soit la force de l’émergence d’une pulsion de vie, on ne peut l’envisager sans l’existence, même à bas bruit, d’une pulsion de mort.
Les liens entre ces deux pulsions sont nécessairement asymétriques. En phase de croissance du groupe les pulsions de vie sont supérieures aux pulsions de mort. En phase de décroissance du groupe, c’est l’inverse.
Ces schémas sont trop simplistes, donc irréels, car non adaptés à la vie réelle des groupes, quelles que soient leurs pulsions dominantes. Des modulations existent dans les pulsions de l’un et de l’autre bord. Ces modulations ne créent pas obligatoirement des points de négociation, en tout cas, pas dans les régimes d’intensité forte (croissance ou décroissance). Mais dans les zones de crise, après exacerbation d’une pulsion de mort, celle-ci peut diminuer, favorisant éventuellement des regains de pulsions de vie, comme une sorte de négociation, de remise en discussion du modus vivendi, après des tumultes. Ce phénomène de rebond, même paraissant inexplicable, permet des remises en question, découvertes, nouveaux chemins de connaissance, tant au niveau du groupe qu’au niveau individuel, parfois au prix de troubles importants retournés contre soi ou contre les autres.
ET LES FORCES QUI S’EXPRIMENT
Je reviens sur la distinction entre pulsions (émergeant de l’inconscient) et forces décisionnelles (actions pratiques).
La vie ou la disparition du groupe dépendra de la dialectique entre les différents niveaux des pulsions et des forces actives, les deux participant de la vie et de la mort.
Un livre de bonne taille serait nécessaire pour établir un bilan actuel de l’état de la France. Il faudrait ensuite l’adapter à l’Europe (la vraie) en n’oubliant pas les forces de mort de l’Europe (la fausse, l’Union prétendue européenne).
Oublions momentanément le livre. Lions et pulsions et forces de mort et passons au diagnostic : Chronique d’une mort annoncée[1].
LE PROGRÈS TECHNIQUE
Revenons momentanément à Freud en 1920. La Première Guerre Mondiale est si proche, dans les mémoires et dans les chairs. Les fameux « progrès techniques » ont permis les débuts de la guerre aérienne, soit entre avions, soit par bombardements, mais aussi l’emploi des gaz de combat, l’augmentation des armes terrestres de tous calibres, l’intervention des sous-marins. L’Europe est détruite, dépecée, morcelée, avec transferts de nombreuses populations. Les traités dits « de Versailles » définiront une paix « trop douce pour ce qu’elle a de dur, trop dure pour ce qu’elle a de doux. [2]»
Freud meurt en 1939, le 23 septembre, à Londres où il avait eu la prudence de se réfugier, en tant que Juif et bien affaibli par le cancer du maxillaire qui l’emportait et qu’il supporta avec un courage plus que digne. La Deuxième Guerre Mondiale n’avait encore que trois semaines, en attendant pire ! Un bébé salement vicieux ! Que n’aurait-il écrit si quelques années de plus lui avaient été données !
Une fois de plus, le progrès technique non maîtrisé par ce qui reste d’âme humaine a montré son catastrophisme obligatoire. Et nous recommençons, à une échelle supérieure, presque logarithmique, tandis qu’en sens inverse, l’âme humaine…
Espérons nous tromper !
Antoine Solmer
[1] En référence au livre éponyme de Gabriel García Márquez
[2] Jacques Bainville. Les conséquences politiques de la paix. .