J’entends – aux différents sens du verbe – les objections : le regard n’est pas le seul de nos sens. Et les quatre autres ? Sans oublier le sixième ajouteront les plus férus d’illuminations… ce qui nous ramène au regard. Je veux bien, et même, c’était prévu.
C’est incontestable : l’audition joue aussi son rôle, parfois de moins loin que le regard, parfois de plus loin. Deux exemples : il est assez difficile d’entendre un escargot glisser à portée de regard, mais il peut être aisé d’entendre marcher un individu indistinct dans le noir. Deux exemples au hasard, qui ne nous feront pas oublier les contraires paradoxaux mais aisément compréhensibles : nous voyons l’éclair avant le tonnerre. Mais quel rapport avec la France ? J’y viens.
L’audition la plus simple : celle de nos concitoyens… ou « invités », celle qui se laisse aller au goût pourri du jour, au verlan de caniveau. C’est ouf, on fait la teuf, les djeunz, sans s’faire pécho, moi j’me tape une meuf et une garro après. Mais il y a mieux, wesh ! Tu kifes ou tu kifes pas ? Moi, avec ça, je vénère, je tèj.
Alors imaginez le résultat de cette cacophonie en cacographie. Ça pue déjà du bec, et ça torche un SMS, sans même se laver les mains ni le clavier.
J’oublie par avance les réponses bien pensantes et mal pensées : il y a toujours eu de l’argot, c’est une mode, ça passera, etc. Je contre-oublie les commentaires gauchoïdes : il ne faut pas mépriser les jeunes, nous devrions plutôt les écouter, « faire vivre-ensemble ». Bref, la gauchierie à la cervelle petit pois tartinée au foie gras.
Mai oui, il y a toujours eu de l’argot, des argots communs ou spécialisés. Tous les groupes qui souhaitent s’exclure d’une société, ou y naviguer en sous-marins, forgent leur argot, leurs rituels, leurs signes cabalistiques. Parfois c’est du grand n’importe quoi, type cour de récréation, parfois c’est du dur, du sérieux, qui part dans toutes les directions.
Juste pour offrir un beau contre-exemple, Fulcanelli, dans son célèbre ouvrage sur Les Mystères des cathédrales, voit dans l’art gothique une « argotique », une langue d’autant plus invisible qu’elle est exposée à la vue de tous, visant des données alchimiques. Est-ce tiré par les cheveux ? Peu importe. L’important est que cela existe et fasse réfléchir des générations, depuis la parution du livre en 1926… ainsi que moi depuis une soixantaine d’années.
Pour d’autres relations, plongez dans l’argot des bouchers (le louchebem), celui des « bons enfants » (voleurs et criminels de tout acabit chassés par Vidocq qui en connaissait un brin). Sinon, essayez celui des cockneys londoniens (une bonne leçon d’anglais incompréhensible).
Je laisse de côté les deux précédents paragraphes pour en revenir au fond de l’article. Tout cela pue. Voyez que je n’oublie pas les autres sens. D’ailleurs le non-regretté Chirac, l’homme qui n’a jamais payé un loyer de sa vie, et nous a pourri la vie française par d’autres conneries adaptées à son visage, l’avait bien dit : « les odeurs ». Il a voulu s’en dédire, mais il y avait des preuves.
D’un certain côté, il n’avait pas tort. Il est des odeurs fortes qui incommodent… sauf que, les « incommodeurs désignés » ont bien le droit d’en penser autant des « incommodés ». C’est bien là le gros problème des cohabitations inattendues, non souhaitées, étonnantes, du vivant, du bien vivant, du bien encastré dans ses petites habitudes franchouillardes ou autres. Le monde extérieur, c’est bien au Club Duchmed, mais sans Ahmed, sauf celui qui me sert mon poulet grillé. Les autres… Quant au mouton… pouah ! On n’a pas les mêmes goûts.
Tout cela est vrai, et foutrement bilatéral. Cependant, je vais vous rassurer, surtout concernant les odeurs. Nous arriverons bien à les partager. Moi qui ai récupéré et autopsié un certain nombre de cadavres, je peux vous le dire : on arrive tous aux mêmes odeurs, flatulences et liquéfactions. Alors, bande de bachi-bouzouks, comme aurait clamé le capitaine O’Hareng, va falloir réfléchir un peu, parler en bon français. Dire « merde » à l’Éduc Nat, et apprendre des langues étrangères – dont la nôtre telle qu’elle a dérapé – avec leurs coutumes. C’est valable dans les deux sens. Alors, après, mais après seulement, on pourra se serrer les pognes ou se les foutre sur la gueule, avec des raisons valables.
Il n’en manquera pas. Il n’en manque déjà pas. Il est même tard. Trop tard. Foutrement trop tard. Le tact, je veux dire le sens du toucher, n’y perdra pas.
Antoine Solmer

