LA GUERRE DES FARINES

La guerre des farines : ainsi fut nommée un soulèvement datant de 1775. Il ne compte pas parmi les plus brutaux ni les plus coûteux en vies humaines. Seuls deux personnages furent condamnés à mort à la suite de l’épisode qui conduisit à la mise de Paris en état de siège.

L’importance de ce soulèvement tient surtout à la période de sa survenue, un an après l’accession au trône de Louis XVI. Ce n’était pas la première fois que des disettes provoquaient des accès de détresse populaires. Mais ce fut une fois de trop, et surtout en cette période, au point que, pour bien des historiens, la guerre des farines entre dans le cadre causal de la Révolution de 1789.

Lisez et voyez ce qui est transposable à notre époque. Vous en serez surpris. Et si les mêmes causes entraînent les mêmes effets…

LA GUERRE DES FARINES

Guerre des farines. Le nom n’est pas faux, mais aussi réducteur que celui de la « guerre en dentelles ». La première idée serait de considérer cette guerre des farines comme une disette d’importance telle qu’elle aurait entraîné des émeutes. Ici encore, il faut pousser plus loin, considérer que les émeutes furent autant frumentaires (liées au blé) que politiques et économiques.

LA PART FRUMENTAIRE : LA SUBSISTANCE

Dans ce pays essentiellement agricole qu’était la France, la production des céréales et la consommation du pain était la pierre de touche de la tranquillité générale. Or, chaque printemps était une période de soudure. Il faut attendre les récoltes et compter sur les stocks préalables. Encore faut-il que des mauvaises années ne les aient pas limités, comme celle de 1774, ce qui mènera à la disette de 1775, au renchérissement du pain, et aux émeutes d’avril et mai 1775.

LA PART ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE

En 1761 Turgot est intendant de la généralité de Limoges. Il a déjà parcouru la France, s’est intéressé au sort des populations pauvres. Il est autant homme de terrain que de pensée, proche des physiocrates, qui prônent que le sol est la principale sinon la seule source de richesse. Mais les vues économiques, politiques et sociales de Turgot vont bien plus loin. Il étudie en profondeur les faiblesses de l’État pour y remédier. En 1763 et 1764 il établit des mesures de libération du commerce des grains, ce qui ne l’empêche pas d’établir des mesures préventives de façon à limiter  .

En 1765, il prescrit aux responsables de l’ordre d’agir dès que les esprits « commencent à fermenter ». Le magistrat « doit employer tous les moyens qu’une prudence éclairée suggère pour calmer l’émotion ou plutôt pour l’empêcher de naître.54 » Il est clair sur la nécessité de la « juste sévérité des lois 55» . Il met chacun face à ses responsabilités : « les coupables expient dans les supplices le crime où les a entraînés une impétuosité aveugle qui n’a pas été réprimée à temps. »

Pendant la famine de 1770-1771, il force les propriétaires terriens à aider les pauvres et organise diverses œuvres de secours.

L’INTERMÈDE L’ABBÉ TERRAY

En 1771, Turgot doit céder la place à l’abbé Terray qui annule les précédentes avancées de Turgot.  Il. L’abbé, bon économiste pour son usage personnel, se lance, avec différents « copains et coquins » dans une chasse effrénée aux avantages financiers. L’abbé avait la haute-main sur les marchés des grains ; il utilisait au moins un des ses moulins et son château comme magasins à grains à loyer non modéré ; il stimulait les importations de l’étranger plus souples pour tout marché personnel, et chargeait ses comparses de distribuer le tout aux provinces à bon prix (pour eux). Il taxait à tout-va, ajoutant « des sols pour livre à une foule de droits qui réagissaient sur le prix des denrées(*). » Sachant qu’une livre valait 12 sols, c’était une augmentation de 8,3 % par sol ajouté à une taxe d’une livre. Sans gérer un vrai monopole des grains, ses capacités financières et le recrutement d’intermédiaires peu scrupuleux ajoutaient à son pouvoir de nuisance, et à une légende noire d’un « monopole caché ». .

On peut imaginer le gâchis, le mécontentement. Les politiques avaient oscillé entre une décision et son inverse, à un moment où la France aurait eu grand besoin d’une refonte des institutions et d’une unification de ses différents « pays ». Plutôt que de naviguer à vue, bien des esprits commençaient à discuter de pensées d’économie politique. L’esprit du temps était à la nouveauté… qui crée automatiquement des conflits entre les différents ordres que nous appellerons par prescience de l’avenir, noblesse, clergé et tiers-État.

1774 TURGOT REVIENT EN FORCE

En 1774 il devient le premier contrôleur général des finances de Louis XVI qui vient d’accéder au trône. Connaissant les risques liés aux mauvaises récoltes, il convainc le roi de la justesse de ses vues sur la libre circulation des grains. S’ensuit l’arrêt du Conseil d’État du roi du 13 septembre « par lequel Sa Majesté établit la liberté du Commerce des Grains et Farines dans l’intérieur du Royaume : Et se réserve à statuer sur la liberté de la vente à l’Étranger, lorsque les circonstances seront devenues plus favorables. » Il est précisé que Sa Majesté « s’est résolue à rendre au commerce des grains, dans l’intérieur de son royaume, la liberté qu’Elle regarde comme l’unique moyen de prévenir, autant qu’il est possible, les inégalités excessives dans les prix, et d‘empêcher que rien n’altère le prix juste et naturel que doivent avoir les subsistances, suivant la variation des saisons et l’étendue des besoins. »

Si le roi arrête en son conseil, c’est Turgot qui en est le moteur, et il doit agir vite et fort, comme on va le voir.

Mais il y a loin entre la pensée d’économie politique et l’action qui s’ensuit. Si l’une est en chambre, l’autre s’applique au terrain. Et, là, des hommes troublent le tableau, particulièrement en période de disette. Ce fut le cas lors de la soudure de 1775.

Des communications alarmantes remontent au superintendant. Des incidents apparaissent, dus au prix du blé. Dans les régions où le blé est rare, on est prêt à acheter cher le blé provenant de régions où le blé, ne manquant pas, est bon marché. Cela provoque des incidents, car certains bloquent leur marchandise, jouant à la hausse. Des transporteurs de blé s’en mêlent. Turgot commence par jouer la persuasion pour que les marchés soient alimentés. Cela ne suffit pas. Des émeutes éclatent à Reims et à Dijon. Des mécontents se heurtent aux grilles du château de Versailles. Il faut protéger Paris qui est en état de siège. Une cinquantaine de boulangeries seront pillées, et deux émeutiers seront pendus en place de Grève par une justice expéditive. Ce seront deux semaines de troubles. À peine deux semaines, mais combien révélatrices et prémonitoires.

QUE S’EST-IL VRAIMENT PASSÉ ?

En 1774, la situation financière du royaume est préoccupante. La France est un pays instable et morcelé juridiquement et fiscalement. En effet, le pays se compose de pays d’élection et de pays d’État. Dans ces derniers, il y a des assemblées constituées des trois ordres (noblesse, clergé et tiers-État) qui peuvent fixer les impôts alors que ce n’est pas le cas dans les pays d’élections.

La complexité fiscale de la France apparaît clairement avec la gabelle, impôt sur le sel qui partageait la France en quatre zones de conditions très différentes. Les pays de grande gabelle qui couvraient le « ventre » de la France où non seulement le sel était taxé mais où une consommation minimum était obligatoire. Les pays de petite gabelle qui concernaient le sud-ouest et le midi méditerranéen où la consommation était libre. Les pays rédimés au sud-ouest qui, lors de leur réunion au royaume, avaient obtenu que la gabelle ne fut point établie et enfin les pays exemptés, essentiellement la Bretagne, où le commerce du sel était libre.

Turgot, recommandé auprès du jeune roi, devra donc travailler dans une France peu unifiée et où même l’unité linguistique n’existait pas réellement. Lors de procès par exemple, on avait souvent besoin de traducteurs.  La stabilité politique paraît bien utopique elle aussi quand on sait que Louis XVI aura quinze contrôleurs des finances en à peine plus de quinze ans.

Et pour couronner le tout – si l’on ose l’image – un personnage haut placé usera de toute son autorité pour contrer les réformes de Turgot, invalider une politique de juste répartition, et affaiblir Louis XVI : le comte de Provence, prétendant au trône, qu’il finira par obtenir sous le nom de Louis XIII, une quarantaine d’années plus tard.

Antoine Solmer

(*) Benoit Malbranque, 13/08/2017

https://www.institutcoppet.org/oeuvres-de-turgot-xix-guerre-farines/

Abonnez-vous à notre lettre d'information et rejoignez les 15 autres abonné·es.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *