MICHÈLE TRIBALAT : IMMIGRATION, RACISME ET MENSONGES D’ÉTAT. UNE CONCLUSION EN BÉTON

J’ai déjà écrit trois articles inspirés par Michèle Tribalat, cette statisticienne remarquable au parcours indépendant. Une qualité qui déplaît d’autant plus qu’elle est spécialiste du tabou des tabous : l’immigration. Je récidive, à partir de son livre Les yeux grands fermés (Denoël) publié en 2010. Un vieux livre ! Oui, et il n’en a que plus de valeur, revu et relu à l’occasion des dramatiques événements en Israël et du blocage de la politique française (je veux dire élyséenne) qui ne sait plus quelles phrases entortillées utiliser pour éviter de trop heurter une « certaine population » des « quartiers ». Dur, dur être bébé !

La conclusion des Yeux grands fermés a 23 ans. Elle est donc 23 fois plus importante qu’à sa parution. Et pour ceux qui en douteraient, réfléchissez pourquoi la citation initiale de Marc Bloc date de 1940. Lisez tranquillement, profondément, imprégnez-vous et concluez. Qui doit être jeté de l’Élysée, qui doit y arriver ?

Pour faciliter la lecture, j’ajoute des intertitres.

Antoine Solmer

 

Était-ce donc que les classes aisées et relativement cultivées, soit par dédain, soit par méfiance, n’avaient pas jugé bon d’éclairer l’homme de la rue ou des champs ? Ce sentiment existait, sans doute. Il était traditionnel. [ … ] Mais le mal avait pénétré plus loin dans les chairs. La curiosité manquait à ceux-là mêmes qui auraient été en position de la satisfaire.

                                                                        Marc Bloch[1]

 

L’IGNORANCE COMME GARANTIE DES BUDGETS

Ce livre met en évidence une certaine préférence pour l’ignorance. En témoigne la statistique publique toujours rétive au recueil et à l’usage de données sur les origines, y compris les données déterminées à partir de la filiation. Pour être pleinement efficaces, ces données devraient être recueillies systématiquement lors des grandes opérations de collecte que sont les enquêtes annuelles de l’Insee. Compte tenu du passé colonial de la France, ces données doivent permettre de distinguer les rapatriés et leurs enfants des immigrés et leurs, enfants. Ce qui n’est pas le cas actuellement à partir de la nationalité et du pays de naissance des parents collectés dans certaines enquêtes de l’Insee. En plus des quantifications, notamment à des échelons territoriaux fins, que ces informations permettent, elles sont indispensables à l’étude des comportements et des situations sociales et professionnelles au fil des générations. Ce qui se pratique couramment aux États-Unis depuis longtemps et de plus en plus chez nos voisins européens. Nous ne pouvons nous contenter d’enquêtes ad hoc trop rares à seize ans d’écart (enquête Mobilité géographique et insertion sociale – MGIS – en 1992, enquête Trajectoires et origines – TeO – en 2008) qui ne peuvent répondre à tout, et notamment pas aux besoins de quantification.

L’Insee y répugne, nous l’avons vu, l’origine ne devant intervenir que comme une variable explicative parmi d’autres. Pourtant, les concentrations ethniques, mesurées de manière non exhaustive à partir de la proportion de jeunes d’origine étrangère, mais mesurées tout de même, montrent l’importance des transformations dans le peuplement des territoires. Ces quantifications doivent faire l’objet d’un suivi statistique et porter, non plus seulement sur les jeunes, mais sur l’ensemble de la population. Ces données quantitatives ont des implications politiques évidentes, ne serait-ce que dans le type et la programmation de moyens éducatifs. Au début des années 2000, en Seine-Saint-Denis, les besoins en classes d’accueil pour élèves non francophones liés à l’arrivée de jeunes mineurs, souvent sans famille ou autre famille qu’un vague tuteur, étaient évalués à trois classes par semaine. Nul doute que les écoles où les petits camarades d’origine française se font rares nécessitent des investissements particuliers. Les besoins en logements doivent suivre, ainsi qu’en moyens de transport. À défaut de savoir comment déconcentrer ces populations d’origine étrangère, il faut au moins mettre en œuvre les moyens pour désenclaver les habitats. Il faut au moins faciliter la circulation de ces populations privées d’un voisinage d’origine française. Ces données quantitatives pourraient également être utiles pour développer des études sur la question des seuils à partir desquels les mobilités aggravent considérablement la situation, comme cela s’est fait aux États-Unis, par exemple sur les prix de l’immobilier. Pour cela, il faut accepter de compter. C’est le premier pas à franchir si l’on veut voir un jour s’accumuler des études empiriques sur les mécanismes qui engendrent les concentrations ethniques ainsi que leurs effets sur les comportements et les destins de ceux qui vivent dans leur voisinage.

UN SECRET-DÉFENSE QUI RESSEMBLE À UNE TRAÎTRISE

Non seulement l’Insee est rétif à ce type de statistiques, mais il aimerait en dissuader tout le monde, la Cnil aussi, on l’a vu. Cet état d’esprit « secret-défense » avec lequel ces statistiques sont envisagées est devenu ridicule par rapport aux pratiques européennes. Classées « données sensibles », les variables nécessaires à l’élaboration de statistiques sur les origines sont d’un accès extrêmement difficile. En témoigne l’étude sur les concentrations dans les zones d’emploi et les départements, menée pour le rapport de Gilles Saint-Paul, dans laquelle l’évolution de la proportion d’étrangers et de Français par acquisition est mesurée sur la période 1982-1990. Ce qui fait, pour un rapport remis en 2009, un décalage de près de vingt ans ! Les conclusions de ce rapport, sur ce point, sont en complet décalage avec celles qui découlent de l’étude que j’ai menée avec Bernard Aubry. Si le fichier Saphir élaboré par ce dernier avait été valorisé par l’Insee et rendu accessible, la période étudiée s’en serait trouvée étendue et le décalage réduit. On l’a vu, ce fichier a fini par être mis en ligne, mais sous une version tellement simplifiée que ses potentialités originales ont disparu.

En 1993, dans un article où je livrais ma première étude des concentrations à partir du lien avec le chef de ménage dans le recensement de 1990, j’insistais sur la nécessité de poursuivre ce type d’étude en élargissant le lien familial au conjoint – enfants d’au moins un parent immigré-, ce que j’ai fait par la suite, et sur son utilité pour mesurer les concentrations locales[2]. Je m’attendais à ce que l’Insee finisse par y recourir. Or s’il a bien repris l’indicateur dans certaines publications, cela n’a été le cas que globalement, pour la France entière. Il s’est si peu fait à l’idée d’une exploitation plus précise et plus fine de cet indicateur que, lorsque Bernard Aubry et moi-même avons proposé la publication de notre étude sur les concentrations dans Insee-Première, l’Insee a décliné la proposition. Cet article a fini par être publié dans Commentaire, Jean-Claude Casanova en ayant, lui, tout de suite compris l’intérêt. Pourtant, je continue de penser qu’il aurait dû être accueilli comme une publication ordinaire de l’Insee et non susciter pareil embarras.

Pire, on pouvait s’attendre à ce que l’Insee publie des données sur la population immigrée (population née à l’étranger de nationalité étrangère ou devenue française par acquisition) lors de la divulgation, à l’été 2009, des résultats sur la population légale au 1er janvier 2006. À l’heure où nous écrivons ces lignes, très peu d’informations ont été publiées[3]• Certes, à l’été 2009, en cherchant bien sur le site de l’Insee, on pouvait télécharger un tableau sur les 36 569 communes métropolitaines et faire les additions adéquates pour calculer la population immigrée au 1er janvier 2006 en métropole. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’était pas à la portée du premier venu. Il fallait aller dénicher l’information, comprendre le sens des variables et disposer d’un logiciel Excel. Là encore, comme en d’autres circonstances, le manque de curiosité médiatique est sidérant. Pourquoi avoir communiqué autant pendant l’été 2009 sur la mobilité régionale qui n’a pas manifesté de tendance vraiment nouvelle[4], sans montrer le moindre intérêt pour une information que l’Insee se devait de livrer ? On aurait pu ainsi apprendre que, sans la population immigrée, la population parisienne ne se serait pratiquement pas accrue entre 1999 et 2006. Ce sont les 14,5 % de croissance de la population immigrée qui expliquent presque la totalité de l’augmentation constatée. On aurait aussi appris qu’il en va de même en Seine-Saint-Denis où la population immigrée s’est accrue de 31 % quand celle des natifs ne progressait que de 1,4 %  entre les deux dates !

LE PEUPLE ? DES INCAPABLES MÉPRISÉS PAR DES INTOXIQUÉS

Le principe selon lequel ce que le peuple ne connaît pas, il ne peut en faire un mauvais usage est dévastateur. Il entretient sa méfiance à l’égard de la statistique qu’il appelle « officielle », cultive une ignorance mêlée d’arrogance chez les élites et intoxique le pouvoir politique. Ce dernier ne connaît pas lui-même la réalité, ce qui est un obstacle majeur à l’action publique. Il a une mauvaise connaissance des flux migratoires et du solde migratoire qui, tel qu’estimé par l’Insee, est une pure fiction. Ce que reconnaît enfin l’Insee. Les études d’impact de l’immigration sont rarissimes en France et, quand elles existent, restent inconnues ou ignorées, souvent même par les décideurs.

Cette méfiance à l’égard de la connaissance est partagée par les médias. On y préfère souvent le conte de fées selon lequel l’immigration est un bienfait en soi aux faites tels qu’ils sont quand les statistiques existent. Tout ce qui semble ne pas corroborer ce conte de fées serait alors imputable aux mauvais coucheurs qui côtoient les immigrés, aux misères faites à ces. derniers. En gros, si les Français « d’origine » étaient meilleurs, l’immigration ne poserait pas de problème. C’est pourquoi il faut essayer de les améliorer. Pour cela, mieux vaut ne pas les effaroucher en diffusant des informations qui pourraient les conforter dans leurs mauvais penchants et risquer ainsi « de faire sortir le mauvais génie de la bouteille ». Je pense que nombre de politiques, de droite comme de gauche, partagent ce sentiment. Certains sont donc conduits, comme dirait Timur Kuran, à falsifier leurs préférences et à différer le traitement adéquat des problèmes, ce qui perpétue les effets sociaux non désirés de ces derniers. Ces falsifications peuvent rendre les politiques aveugles sur les glissements d’opinions qui s’opèrent dans la société. En croyant que le mécontentement se concentre aux marges, ils ne voient pas son émergence au centre des démocraties libérales, cela s’est produit aux Pays-Bas[5]. L’enjeu de l’immigration est donc aussi un enjeu démocratique.

Par ailleurs, l’état d’esprit qui consiste à positiver n’est guère de nature à stimuler la curiosité et les recherches sans a priori sur l’immigration et son impact. C’est la vie elle-même, telle qu’elle est, qui finit par être vue comme un phénomène perturbateur, empêchant l’observation des effets bénéfiques de l’immigration, dont on est sûr qu’ils finiront par se manifester. À quoi bon observer, dans des conditions aussi parasitées par le réel, un phénomène qui ne peut produire que des effets positifs ? Et comment s’opposer à ce dernier sauf à faire preuve de mesquinerie, de méchanceté, d’une ouverture à l’autre insuffisante, caractéristiques qui mènent tout droit aujourd’hui à l’accusation de racisme ? D’autant que l’immigration est également présentée comme un phénomène aussi inéluctable que la succession du jour à la nuit. On comprend pourquoi il vaut mieux être ignorant, falsifier les faits, les dissimuler ou les présenter d’une certaine façon. Dans la recherche, c’est le porteur de mauvaise nouvelle qui se verra accablé de suspicion puis, s’il persiste, sera déshonoré avant d’être purement et simplement ignoré.

LE RACISME, VOUS DIS-JE !

La prudence est de rigueur, d’autant que le racisme est présenté comme une maladie capable de frapper aveuglément sans que les nouveaux malades soient toujours conscients de leur affection nouvelle. Ils sont, en quelque sorte racistes « à l’insu de leur plein gré ». Tout homme bien portant est peut-être un malade qui s’ignore[6]. La vigilance s’impose donc tous azimuts et détruit la confiance minimum nécessaire à un débat sain. Tout homme apparemment en bonne santé doit faire la preuve en permanence de son innocuité et donner les gages suffisants pour détourner le soupçon. Par principe de précaution, à la moindre toux, on suspecte le patient d’être atteint de la grippe. La chasse au suspect est devenue un sport prisé, avec l’avantage non négligeable de fournir la preuve crédible que l’on n’est pas atteint soi-même. C’est un peu la rhinocérite à l’envers : il faut trouver des cornes à ses voisins. Cela fait des années que cette chasse empoisonne le débat français et handicape ce pays. Cette  rhinocérite fait le bonheur des médias, mais gangrène les sciences sociales. Les chercheurs et les experts sont eux-mêmes, quelquefois, trop occupés à se prémunir de la suspicion, y compris, le cas échéant, en dénonçant leurs petits camarades, quand ils ne le sont pas à redresser l’opinion publique, pensant ainsi faire œuvre utile.

IMMIGRATIONNISME

Telles sont les armes puissantes d’une nouvelle utopie progressiste, mais profondément obscurantiste, que Pierre-André Taguieff a vertement critiquée sous l’appellation d’« immigrationnisme[7]  ». Il y voyait, lui aussi, une méfiance à l’égard de la connaissance : «  Si l’immigration est un bien commun de l’humanité, il faut la favoriser par tous les moyens. Vouloir par exemple la connaître selon des méthodes scientifiques, en formulant des distinctions conceptuelles consistantes et en établissant des statistiques fiables, c’est déjà manifester une défiance coupable à l’égard de ce qui doit être globalement accepté, les yeux fermés. Pour la belle âme immigrationniste, le devoir d’accueil sans réserve implique une obligation de méconnaissance. L’ignorance ou la connaissance vague devient une preuve de bonne disposition vis-à-vis des flux migratoires. L’acteur politique ne peut être qu’un spectateur qui applaudit au réjouissant spectacle, quitte à en faciliter le déroulement. »

UNE ÉTONNANTE LUTTE DES CLASSES

Ce que manque, à mon avis, l’article de Pierre-André Taguieff, c’est la prise en compte des intérêts de classe des promoteurs et des croyants à ce nouveau progressisme. Certes, en détenant l’arme absolue – l’accusation de racisme –, ils renforcent leur « pouvoir symbolique ». Mais faire peur et empêcher tout débat sur les effets réels de l’immigration a l’énorme avantage d’éviter de dévoiler ses intérêts propres. S’il y a dépolitisation, comme 1e souligne justement Pierre-André Taguieff, c’est aussi , en ce sens. Une société qui ne peut identifier les intérêts contradictoires des groupes sociaux ne se donne pas les moyens de procéder à des arbitrages politiques transparents, susceptibles d’être sanctionnés par les électeurs. Or, des intérêts de classe existent bel et bien sur la question de 1’immigration puisque ce sont les salaires des moins dotés en qualifications qui sont pénalisés par l’immigration telle qu’elle est aujourd’hui, ne seraient-ce que ceux des immigrés de plus longue date, alors que les employeurs et les salariés qui ont les moyens de profiter des divers services rendus par les immigrants – garde d’enfants, repas, ménage notamment – sont les bénéficiaires. Ces derniers ont les idées d’autant plus larges qu’ils n’ont pas à supporter le voisinage des nouveaux venus. L’utopie aux mains pures que dénonce Pierre André Taguieff est donc aussi un habile camouflage des intérêts de classe car, comme l’écrit Georges J. Borja, le débat sur l’immigration oppose les perdants et les gagnants. « L’immigration modifie la répartition du gâteau économique et cet indéniable constat a beaucoup à voir avec le fait que certains sont favorables à une forte immigration quand d’autres cherchent à la réduire ou à l’arrêter[8]. » On comprend pourquoi ces utopistes ne sont guère pressés de voir se développer des études sérieuses sur ce sujet et, quand elles existent, préfèrent faire silence un certain temps avant de reprendre l’antienne. C’est ce qui est arrivé au rapport de Gilles Saint Paul en mai 2009 qui n’a eu aucun écho dans la presse. Les médias avaient pourtant là l’occasion de fustiger la politiqué migratoire de Nicolas Sarkozy, occasion qu’ils laissent rarement passer. Mais ils ne l’ont pas fait parce que ce rapport remettait aussi en cause, comme celui de la Chambre des lords en 2008, le postulat des besoins économiques en travailleurs immigrés et la gestion étatique de ces soi-disant besoins qui aggrave la segmentation du marché du travail, au profit des salariés protégés. Les médias n’ont donc pas un goût très prononcé pour la vérité et restent tétanisés par l’injonction de ne pas favoriser le racisme en risquant une remise en cause des vertus de l’immigration. Le pouvoir politique, destinataire du rapport, n’a pas été plus bavard sur ce rapport, dont il ne tenait pas non plus à ébruiter les conclusions. Il préfère, lui aussi, le discours mettant en valeur les atouts de l’immigration, même si ce discours renforce la légitimité des revendications en faveur d’une politique plus libérale. Ces revendications lui permettent d’afficher, par contraste, une certaine fermeté qui plaît à une partie de l’électorat, quand le discours vantant les mérites de l’immigration offre l’habillage d’une certaine impuissance politique.

NON PAS UNE MAIS DES IMMIGRATIONS

Ce que montrent les études, pour la plupart étrangères, c’est que « l’immigration » comme grand tout indifférencié, cela n’existe pas. Celle-ci ne peut donc avoir d’effet automatique quel que soit le pays où elle s’installe, quelles que soient ses caractéristiques et quelle que soit la période. Les arguments bien pratiques sur le caractère indispensable de l’immigration étrangère pour faire pièce au vieillissement, payer nos retraites, occuper les emplois dont nous ne voulons pas et apporter une contribution irremplaçable aux économies occidentales ne tiennent pas la route et ne sont d’ailleurs guère avares de contradictions. On nous répète à l’envi que la survie de ces économies va dépendre de l’investissement dans la connaissance. C’est ce qu’affirmait le Conseil européen extraordinaire de Lisbonne en mars 2000 qui se réunissait sous le label « Vers une Europe de l’innovation et de la connaissance ». Ce qui n’empêche pas de promouvoir, en même temps, l’idée selon laquelle l’immigration, en soi, est un bienfait dont on aurait tort de se priver.

Au contraire, pour être cohérents, les politiques devraient être attentifs à la composition professionnelle des flux migratoires, à l’entrée comme à la sortie. Pour cela, il faudrait absolument cesser de raisonner en termes de solde migratoire. Nous devrions donc, logiquement, chercher à nous· enrichir en immigrés hautement qualifiés, sans trop perdre ceux que nous avons formés. Pour connaître les « termes de l’échange », encore faut-il avoir les données nécessaires. Ce qui n’est pas le cas en France puisque les informations recueillies sur les entrées d’étrangers en provenance des pays tiers ne comportent rien sur les niveaux éducatifs. La collecte de ces derniers n’est sans doute pas pour demain. En effet, la loi de novembre 2007, qui donne au visa de long séjour délivré dans les consulats valeur de premier titre de séjour, dessaisit l’enregistrement en préfecture de son rôle dans l’élaboration de la statistique sur les flux d’entrées d’étrangers en France, sans qu’on sache aujourd’hui par quoi il va être remplacé. Par ailleurs, les flux de départs étant eux-mêmes statistiquement invisibles, nous n’en connaissons pas la composition par niveau de formation. Les informations collectées sur les Français dans les pays où ils résident sont insatisfaisantes car elles portent sur un « stock » qui se modifie par des flux continus mais inconnus.

Compte tenu des effets de « l’ » immigration sur les finances publiques, sur la création de richesse et sa répartition, la politique visant à promouvoir une immigration hautement qualifiée qui a, depuis quelques années, reçu les faveurs de l’UE et de la plupart des pays européens, n’est pas aussi déraisonnable qu’on veut bien le dire. Elle vise à maximiser le bénéfice qu’en tireront les pays d’accueil, tout en limitant le creusement des inégalités salariales. Les externalités positives invoquées en faveur de l’immigration, c’est-à-dire les innovations, savoir-faire et modes de vie qu’apportent avec eux les immigrants, et qui n’entrent pas dans les calculs économiques, n’en seront que plus importants si le potentiel des immigrants est lui-même très grand. Il ne faut cependant pas trop s’illusionner sur ces externalités positives et, en tout cas, ne pas fonder trop d’espoir sur elles car elles ne peuvent être évaluées objectivement et sont objets de controverse. C’est souvent une affaire de goût. Comme l’explique George J. Borja, il y a peu à gagner, et sans doute beaucoup d’erreurs en perspective, à fonder une politique migratoire sur ces externalités[9]. C’est pourtant ce que propose le rapport du PNUD de 2009 qui appelle à lever les barrières à l’immigration dans les pays développés afin de profiter de « bénéfices [qui] ne sont plus à démontrer dans les domaines de la diversité sociale et la capacité  d’innovation[10] ». Quoi qu’il en soit, les effets économiques de l’immigration ne peuvent servir d’argument à une ouverture à l’immigration massive et indifférenciée, sauf à s’aligner sur la position des libéraux intégraux pour lesquels tout doit circuler librement, y compris les hommes, ce qui signe l’arrêt de mort des systèmes de protection sociale tels que nous les connaissons. Ce que ces libéraux intégraux reconnaissent assez souvent volontiers. Par ailleurs, le bénéfice démographique et économique généralement associé à l’immigration étant loin d’être démontré, il cesse d’être un argument légitime pour tenir à distance toutes les autres questions d’impact, sur l’environnement, la densité, l’engorgement urbain, l’équipement, la protection et la cohésion sociales Ce qui, aux yeux de beaucoup, revient à ouvrir la boîte de Pandore.

UN ÉTAT UTOPIQUE ?

Les ONG doivent faire leur deuil des arguments bien pratiques sur le rôle irremplaçable des immigrants sur l’économie et la démographie françaises dans leur défense de ces derniers et des illégaux. Elles doivent assumer que leur idéal passe avant le bien-être des Français et plus largement avant celui des habitants de la France. Que la détresse qu’elles veulent secourir nécessite la mise de côté des intérêts de ces derniers, lesquels se trouveraient ainsi dessaisis de leur pourvoir d’influer et de décider de l’avenir de leur pays. Dans une telle utopie, l’État est supposé mettre sur un pied d’égalité ses propres citoyens et les étrangers auxquels il a apporté sa protection d’une part et tout candidat à l’immigration d’autre part. En somme, devenir un gestionnaire parmi d’autres de la population de la planète entière. On ne voit pas bien sur quelle base politique il pourrait s’asseoir et ce qu’il aurait encore à offrir. Une telle vision conduit à une dépolitisation absolue, l’État étant normalement censé gouverner au profit de ses citoyens, ces derniers disposant de la possibilité de congédier les gouvernants pour les remplacer par d’autres mieux à même de défendre leurs intérêts s’ils sont insatisfaits.

Est-ce à dire que seuls les facteurs économiques mesurables doivent être pris en compte par ceux qui nous gouvernent ? Non, mais ceux-ci doivent être mis sur la table sans subir de distorsion afin que les citoyens sachent quelle orientation devrait prendre la politique migratoire pour atteindre tel ou tel objectif économique. Si les gouvernants sont impuissants à maîtriser l’immigration pour lui donner une inflexion particulière, ils doivent endosser ces difficultés comme telles, sans essayer de leur trouver des vertus. Il faut qu’ils assument une hiérarchisation des priorités qui ne mettrait pas forcément au premier rang les bénéfices économiques intérieurs. Ceux-ci seraient alors secondaires par rapport à une conception des droits de l’homme, une idée du partage, de la liberté de circulation ou des impératifs de politique étrangère. Les citoyens devraient pouvoir se prononcer sur des alternatives politiques explicites. Le pire serait sans doute une absence de différenciation des partis sur la politique migratoire, laissant dans l’ombre des options partagées par un grand nombre de citoyens, dont le premier démagogue de talent venu pourrait s’emparer.

Enfin, une certaine modération dans les ambitions de la politique migratoire des pays européens serait la bienvenue. En effet, s’ils peuvent légitimement souhaiter freiner l’immigration peu qualifiée, ils ne peuvent se montrer trop gourmands en direction des migrations très qualifiées car ils affichent tous le même appétit, qui n’est guère supportable pour les pays en développement qui, de toute façon, n’y suffiraient pas. D’autant que les pays européens ne sont pas les plus attractifs et qu’ils subissent eux-mêmes des départs de leurs nationaux qualifiés en direction de pays plus attrayants comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie. Il leur faut donc, avant tout, former et garder ceux qu’ils forment sans se montrer trop voraces à l’égard de pays moins attractifs qu’ils ne le sont eux-mêmes.

FIN

 

[1] Bloch M., L’Étrange Défaite. Témoignage écrit en 1940, Gallimard.

[2] Tribalat M., «Les immigrés au recensement de 1990 et les populations liées à leur installation en France», Population, 6, 1993

[3] Une fiche thématique du Portrait social publié en décembre 2009, p. 294-295. http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=O&ref_

id=FPORSOC09Q

[4] Baccaïni B., Lévy D., «Recensement de la population de 2006. Les migrations entre départements: le Sud et l’Ouest toujours très attractifs», Insee-Première, n° 1248, juillet 2009.

[5] Sniderman P. M., Hagendoorn L., op. cit., p. 132.

[6] C’est ainsi que me décrivait Hervé Lebras dans son livre Le Démon des origines publié en 1998 aux éditions de l’Aube. Dans sa «géographie des abords de l’extrême droite», il distinguait ainsi les opportunistes des autres qui «se trouvent sous l’emprise d’une sorte de fanatisme démographique, telle M. Tribalat, le prophète de l’assimilation et de la population “de souche”. Ce dernier groupe est de loin le plus dangereux car il agit masqué, peut-être à l’insu de ses membres qui sont persuadés, soit de leur mission, soit que la poursuite de leur intérêt personnel par tous les moyens n’a pas de conséquence politique» (p. 170-171).

[7] Taguieff P.-A, «L’immigrationnisme, ou la dernière utopie des bienpensants

», op. cit.

[8] Taguieff P.-A, «L’immigrationnisme, ou la dernière utopie des bienpensants », op. cit.

[9] Ibid., p. 98.

[10] PNUD, Rapport sur le développement humain 2009. Lever les barrières: mobilité et développement, op. cit., p. 103-104.