LE MATCH FRANCE-ALGÉRIE : LA LETTRE 12 DE MICHEL ONFRAY À ÉRIC NAULLEAU

ONFRAY-MICHEL-ET-NAULLEAU-ERIC-LA-GAUCHE-REFRACTAIRE

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S’il faut enfoncer le clou – correction : puisqu’il faut encore et encore prendre le marteau… sans la faucille – et parce que les temps l’imposent plus que jamais, je poursuis mon tour de piste historico-littéraire sur l’Algérie. L’article précédent était tiré des écrits de Georges Dillinger, qui passa tant d’années sur le terrain, un peu comme soldat, et beaucoup comme géologue, au contact des populations les plus reculées pour lesquelles son amour ne se démentit jamais. Aujourd’hui, je reprends quelques bonnes pages de la correspondance entre Michel Onfray et Éric Naulleau. Ce sont deux hommes qui se disent « de gauche ». On a peine à le croire (je reviendrai à loisir sur le faux drapeau de la Gauche qui étouffe des hommes de bonne volonté). Pour l’instant, laissons-les s’en prévaloir un peu.

L’Algérie apparaît plusieurs fois dans leurs pages, dans une autre de leurs lettres et au fil des pages. J’ai préféré m’en tenir à la lettre 12 intitulée « Le match France-Algérie ». Il n’y est pas question de foot ou autre envoi de ballon, mais de buts plutôt frelatés. Vous lirez, et si affinité, n’hésitez pas à vous procurer le livre. Il est plus qu’éclairant dans différents domaines.

ONFRAY MICHEL ET NAULLEAU ERIC LA GAUCHE RÉFRACTAIRE, Bouquins éditions, 2022

Bonne lecture !

Antoine Solmer

LA LETTRE 12 : LE MATCH FRANCE-ALGÉRIE

Pour produire un islam compatible avec la république, je crois qu’on ne doit pas essentialiser l’islam et encore moins s’arrêter sur le fait que des versets du Coran s’avèrent incompatibles avec la république, ce qui est vrai, hélas ! car, l’islam, c’est d’abord les musulmans, et les musulmans sont hétérogènes ! C’est le moins qu’on puisse dire…

Certains ont lu le Coran, d’autres non. Je serais étonné des résultats d’une enquête effectuée à la sortie d’une mosquée pour demander aux fidèles, par exemple : dans quel siècle Mahomet est-il né ? Rien que ça. Pas les dates, mais le siècle …

Je ne voudrais pas non plus pousser l’enquête trop loin et demander par exemple si Mahomet est né avant ou après Jésus-Christ ! Nous serions probablement étonnés d’un certain nombre de réponses… Nombre de bigots de l’islam estiment que le monde commence avec le Prophète et que le christianisme est une affaire extérieure, donc postérieure à l’hégire !

Cette méconnaissance de l’histoire en dehors de sa propre histoire sainte est problématique. Comment comprendre, en effet, la logique des croisades si l’on ignore qu’elles procèdent d’une logique de reconquête des Lieux saints du christianisme ? Car, Jésus naissant, disons, en l’an 0 de notre ère, préexiste à Mahomet né au VIIe siècle de l’ère commune. Par ailleurs, Mahomet (vue apr. J.-C.) et Jésus (1er) sont évidemment tous les deux postérieurs à Moïse qui naît, est-il dit, près de deux mille ans après la création du monde… D’abord Moïse, ensuite Jésus, enfin Mahomet. La connaissance de ce comput historique élémentaire par certains islamistes éviterait de nombreuses sottises, sur la terre d’Israël en général et sur Jérusalem en particulier …

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’est pas connu. Cette méconnaissance est le résultat d’un enseignement de l’ignorance, je tiens à cet oxymore, qui s’avère le projet maastrichien en matière d’éducation. Selon ce funeste dessein, il faut abolir l’histoire, dès lors en finir avec les dates et la chronologie qui s’avèrent pourtant indispensables pour penser en termes de cause et de conséquence, donc pour penser tout court. Quand la causalité n’est plus possible ou pensable, il n’y a plus que de l’opinion, du discours général, du bavardage, du papotage, du verbiage, disons-le en un mot : du journalisme, donc de la propagande.

De sorte qu’il n’y a donc pas chez les musulmans qu’une opposition entre ceux qui ont lu le Coran et les autres, ceux qui connaissent un peu d’histoire de leur religion et les autres, ceux qui auraient lu et médité Maxime Rodinson ou Henry Corbin et les autres, qui seraient des lecteurs de L’Islam pour les nuls, mais entre ceux dont les ancêtres viennent du Maghreb et les autres qui peuvent être non Arabes c’est-à-dire, parmi tant d’autres nationalités, Turcs, Indonésiens, Afghans, Albanais, Azéris, Comoriens, Guinéens, Pakistanais, Iraniens bien sûr.

En France, je ne fais pas de sociologie et je ne me déplace pas protégé comme avec un bouclier par des tableaux, des pourcentages et des rapports officiels, mais j’avance des hypothèses: le problème n’est pas avec l’islam comme catégorie platonicienne mais avec l’islam maghrébin, notamment algérien, à cause du moment colonial français qui s’avère un passé pensé comme un passif. On le sait, le Maroc (1912 – 1956) et la Tunisie (1881 – 1956) ont été sous protectorat français; l’Algérie (1830 – 1962) a été une colonie[1].

Or, l’histoire de ce colonialisme se trouve souvent écrite par des militants qui, soit défendent le colonialisme et l’Algérie française en la présentant comme une mission civilisatrice voulue par… des républicains qui estimaient poursuivre l’idéal universaliste de la Révolution française – Eh oui, c’est la volonté d’un certain Jules Ferry comme tu sais ! – soit estiment qu’elle constitue un crime contre l’humanité. Le Pen versus Taubira. Or, tous deux ont tort de croire que la vérité est dans leur camp et l’erreur, dans celui d’en face.

Mon hypothèse est étayée par un voyage effectué en Algérie sur les traces d’Albert Camus. J’y étais avec Franz-Olivier Giesbert qui m’accompagnait afin de réaliser des vidéos pour le site du Point et un reportage pour l’hebdo qui consacrait un dossier au philosophe libertaire.

C’est à cette occasion que j’ai pu voir à quoi ressemblait cette Algérie décrépite, squameuse, sale, détériorée, sans plages, sans terrasses, sans restaurants sur le bord de la mer, sans boissons alcoolisées à vendre, sans les corps joyeux dont Camus a raconté la jubilation d’être au monde. C’était le paradis musulman, autrement dit : un enfer.

Nous avons été reçus le soir par un étrange attelage : un homme, la soixantaine sportive, le crâne entièrement rasé, une belle femme selon les canons orientaux, un joueur de oud. Un couscous a été servi, avec du thé. Un abondant personnel glissait dans un friselis d’étoffes de souk. On m’a demandé ce que je pensais de ce que j’avais vu de l’Algérie. J’ai commencé par saluer la rue, le peuple, les gens modestes, les Algériens qui m’arrêtaient, me parlaient, me disaient des choses agréables – ils regardent les émissions françaises. Puis je me suis étonné de l’abondante surveillance policière… Que n’avais-je dit ! Passons les détails et retenons que le chauve travaillait dans la police où il était haut gradé, la Schéhérazade d’occasion était sa maîtresse chargée d’accorder les autorisations d’installation des entreprises urbi et peut-être orbi, et le musicien, un journaliste en vue ! Au moins, ici, les journalistes qui jouent la sérénade au pouvoir en place le font au vu et au su de tout le monde ! On imagine Serge July jouant de la mandoline à Mitterrand, Laurent Joffrin de la guitare à Hollande et Raphaël Enthoven du ukulélé à Macron ! Au moins, c’est clair…

Quand j’ai parlé de ces contrôles, Yul Brynner s’est empourpré – si je puis dire tant il avait un teint de rat de cave. Il a proclamé que c’était pour mon bien, pour ma sécurité, pour ma tranquillité, etc. J’ai compris… C’était en fait pour son propre bien, sa propre sécurité individuelle, sa propre tranquillité ainsi que ceux de sa mousmé et de son troubadour. La police, les affaires et le journalisme, voilà le trépied de cet État autoritaire qui hait la France. En guise de réponses à cette haine que l’Algérie voue à la France notre pouvoir ne cesse de se confondre en excuses, de demander pardon, d’offrir sa résipiscence, de distribuer, en veux-tu · en voilà, ses mea culpa. Cette contrition pose problème ! Ça n’est pas l’islam mais le contentieux de la guerre d’Algérie qui reste un feu sur lequel le pouvoir algérien souffle le plus souvent possible pour entretenir sa haine contre la France transformée en bouc émissaire de tous ses problèmes. Deux exemples.

Le premier : le conseiller pour les questions mémorielles du président algérien accuse la France coloniale d’avoir« éliminé les personnes qui lisaient et qui écrivaient en Algérie». Et puis ceci: « La France a œuvré pour répandre (sic) l’analphabétisme en Algérie. » Comment, au XXe siècle, répand-on l’analphabétisme en ouvrant des écoles ? J’aimerais bien savoir…

Le second : le ministre du Travail algérien El Hachemi Djaâboub aborde la question du déficit abyssal de son pays : « Je voudrais dire que toutes les caisses de retraite dans le monde souffrent. Je peux vous donner quelques chiffres qu’on peut vérifier sur Internet : notre ennemi traditionnel (sic) et éternel (re-sic), la France, a un déficit de 44,4 milliards d’euros dans sa caisse des retraites. »

Il faudrait calculer combien le président algérien Bouteflika a coûté à la Sécurité sociale française pendant les années où il venait faire soigner son cancer dans ce pays ennemi qu’est la France. Depuis que l’Algérie est indépendante, c’est-à-dire depuis un demi-siècle, le FLN n’a donc pas été capable de construire avec son incroyable rente pétrolière un seul hôpital à Alger, dans lequel il aurait pu faire soigner son président ? On est en droit de s’étonner…

Dès 1972, dans Tout compte fait, Simone de Beauvoir qui, avec son Jean-Paul de mari déconstruit, a porté les valises intellectuelles du FLN, constate que, dix ans après l’indépendance de l’Algérie, le compte révolutionnaire n’y est pas ! Elle établit une relation entre l’analphabétisme, l’arabisation et l’islamisation de la société algérienne. Il me semble que la dame est peu susceptible de porter la parole coloniale…

Or, l’Algérie dispose de ressources en gaz et en pétrole qui lui permettraient d’offrir la prospérité à son peuple. Mais cette manne va dans la poche de Yul Brynner, de sa Shéhérazade, de son troubadour et de leur mafia. La pauvreté du peuple algérien n’a rien à voir avec le colonialisme français, un passé mort et enterré depuis un demi-siècle, mais avec la confiscation des ressources du sous-sol du pays par une camarilla qui a pour nom… FLN. Je te rappelle que le pouvoir algérien est socialiste ! Un héritage que ne revendique aucun parti de gauche en France… Étonnant, non ?

À Alger, dans ma chambre d’hôtel, je regardais le journal de 20 heures. Le gentil FLN algérien contre le méchant occupant français ! Un manichéisme sidérant, confondant, débité par des présentateurs habillés dans des costume des années 1980 alors que la vareuse, le képi, les galons auraient mieux convenu ! Ce qui n’allait pas? La France. Ce qui ne convenait pas? La France. Ce qui ne marchait pas ? La France. Un problème ? La France. Pas de solution ? La France. Un bouchon dans le centre-ville ? La France. Il me semblait regarder un sketch de Thierry Le Luron. Nous étions en 2012. Dans les années 1980, j’avais vu en URSS un journal du soir du même acabit : des journalistes aux ordres, pléonasme, pour distiller la propagande d’État.

Ce qui passe pour un problème en France est donc moins l’islam ou la religion musulmane dans son ensemble que ce qu’une communauté algérienne, abusée par la propagande distillée par les médias d’État algériens, le tout relayé par les égouts d’Internet, présente comme une vérité historique.

Cette propagande d’État est distillée en France par une poignée d’intellectuels au service de ces thèses-là. N’y aurait-il donc dans le pays qu’un historien, Benjamin Stora, pour parler de la guerre d’Algérie? Cela semble être le cas puisqu’il donne l’impression d’être le seul et unique référent de tout pouvoir, droite et gauche confondues, sur ce sujet. Il est dans la plupart des jurys de thèse et jamais loin de ce qui se publie sur ces questions. Or, ce magistère ne relève pas de l’histoire mais du militantisme. Et ce militantisme n’est pas fait pour apaiser l’animosité entre les deux peuples, entretenue par l’un d’entre eux seulement… Il faudrait dire à ce monsieur que la guerre d’Algérie est finie depuis 1962 car il semble l’ignorer- comme s’il vivait à Alger…

On est donc loin des débats byzantins, si je puis dire, entre sourates de Médine et sourates de La Mecque, des considérations sur la théorie du prélèvement qui permet d’égorger l’ennemi ou de lui offrir l’hospitalité, les deux solutions se trouvant préconisées par le texte, selon qu’on citera tel verset ou tel autre.

La possibilité d’un islam républicain passe par la décision d’un chef de l’État français de déclarer solennellement finie cette guerre d’Algérie et d’inviter de véritables historiens à en écrire l’histoire qui permettra de savoir, par exemple, que le plus grand nombre de morts algériens a été occasionné par le FLN qui a massacré tous ceux qui refusaient de mener la guerre d’indépendance sous le drapeau de leur parti alors que d’autres préféraient le Mouvement national algérien. Il faudrait dire : certes des militaires français ont pratiqué la torture, mais des militants du FLN faisaient de même. On devrait expliquer qu’à Melouza, le même FLN a commis son Oradour-sur- Glane en massacrant au couteau, au fusil, à la pioche, trois cent quinze personnes, femmes et enfants de plus de quinze ans compris, avant de laisser sur place, au milieu des cadavres dépecés et décapités, des tracts pour faire croire qu’il s’agissait d’un massacre perpétré par des soldats français. À cette occasion, on préciserait que le responsable de ce massacre, Saïd Mohammedi[2], s’est engagé dans l’armée nazie entre 1941 et 1944 – après ça n’était plus possible…

On ajouterait également que cet homme est mort, sans jamais rendre de comptes, le 5 décembre 1994, âgé de quatre-vingt-un ans. Où a-t-il rendu ce qui lui restait d’âme ? Je te le donne en mille : à Paris… En 1991, il justifiait encore les massacres de Melouza. En France, la guerre d’Algérie continue à plus ou moins bas bruit.

Le peuple algérien est magnifique. Il a fait ses marches du Hirak toutes les semaines depuis 2019: que n’avons-nous dit notre solidarité, notre soutien, notre affection, sinon notre amour à ces Algériens qui n’en peuvent plus du pouvoir mafieux de ce pays qui pourrait être celui dont Albert Camus nous a dit combien il était un paradis sur terre – lire ou relire Noces à Tipasa.

Quand je suis allé à Tipasa, j’ai souhaité me recueillir au pied de la stèle sur laquelle une phrase de Camus est gravée. Son nom avait été martelé, buriné, effacé… Ce sont les vandales des deux côtés de la Méditerranée qui posent problème. Ils ont probablement moins lu le Coran que trop écouté les médias algériens dupliqués à satiété en France. Tant que cela durera, il n’y aura pas d’islam républicain possible en France.

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[1] Rectification : un ensemble de départements français, peuplés de Français de différentes origines et religions. Ce qui eût dû faire hurler des constitutionnalistes attachés à quelques points de la Constitution, dans les années 1960 : « La France est une République indivisible… » et « Le Président de la République veille au respect de la Constitution… Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. Bref, du vent !  (NDLR).  

[2] On ne dirait pas que le passé de cet homme a particulièrement gêné le pouvoir algérien puisque voici les hommages qui lui ont été rendus après sa mort: Musée de mémoire de l’académie militaire interarmes de Cherchell baptisé en son nom (2005), 33e promotion de commandement et d’état-major, 36e promotion de formation fondamentale et 10e promotion de formation spéciale de l’académie militaire interarmes de Cherchell baptisées en son nom (2005), Hommage de l’association Machaâl Echahid au centre d’El  Moudjahid à Alger (2010), Hommage au musée régional du Moudjahid de M’Douha à Tizi Ouzou (2016).