RETRAITE : QUAND LES HOMMES S’EN PRENNENT AUX HOMMES (6)

Quand les hommes s’en prennent aux hommes… Rassurons-nous, j’aurais pu écrire « quand les femmes s’en prennent aux femmes… et aux hommes ». Ne perdons jamais une occasion de nous moquer des féministes enragées tout en leur rappelant que les femmes n’ont jamais cessé depuis quelques centaines de milliers d’années d’appartenir au genre Homo et à l’espèce sapiens. Et ce ne n’est pas demain la veille de l’aube du grand jour cher aux destructeurs de gauche de tout poil. Aujourd’hui j’attaque – à tous les sens – le harcèlement moral.

ÉMERGENCE D’UN LIVRE

En 1998, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publiait un livre sur le harcèlement moral. Ce fut un énorme succès, bien mérité, car il pointait une des formes les plus insidieuses de la violence : celle qui ne se voit pas tout en poussant la victime à l’anéantissement. Le sous-titre de ce premier livre était « la violence perverse au quotidien ». Passons sur l’expression « au quotidien », sorte de chewing-gum mâché et remâché aussi fade que réducteur de la belle langue française, et posons l’explication fondamentale : en tout temps, en tout lieu, en toutes situations nous pouvons rencontrer de ces manipulateurs pervers spécialistes de harcèlement moral.

À dire vrai, le Dr Hirigoyen n’était pas la première à travailler sur le sujet, mais les temps se prêtaient à l’irruption du concept dans le monde non-médical, particulièrement celui du travail.

J’aurais bien des choses à dire sur ce sujet car j’ai fait partie d’un groupe de travail national consacré à ce sujet dans une très grande entreprise de plusieurs centaines de milliers de salariés. Je m’en tiendrai à quelques points fondamentaux.

MAIS DEPUIS DES LUSTRES…

Dans le Littré, nous trouvons deux acceptions simples du mot perversion : 1/ Changement du bien en mal. La perversion des mœurs. 2/ Trouble, dérangement. Il y a perversion de l’appétit dans le pica, de la vue dans la diplopie.

Plus intéressant, dans le même dictionnaire, le mot pervers élargit le champ de pensée : 1/ Dont l’âme est tournée vers le mal. 2/ Homme pervers.

Cette notion « d’âme tournée vers le mal » plonge au tréfonds de l’homme tout en restant un mystère. Elle n’est pas nouvelle. Le premier exemple donné par Littré est extrait d’une fable de La Fontaine : « À ces mots l’animal pervers (C’est le serpent que je veux dire, Et non l’homme : on pourrait aisément s’y tromper) »

La référence à la Genèse est explicite, autant dire que la perversion accompagne l’homme depuis… bien longtemps. Comme pour enfoncer le clou, un conseil nous est prodigué venant du XIIe siècle : « Od [avec] les purvers n’aiez mais nul comunement. » Traduisons en langue vernaculaire : fuyez le pervers comme le diable !

LE VÉCU AU TRAVAIL ENTRE HARCELEUR ET HARCELÉ

Le conseil reste valable : ne luttez jamais avec un pervers, quittez-le ou débarrassez-vous-en, si vous le pouvez. Le problème fondamental est que l’animal est insidieux, séducteur, avant de lancer ses filets dont il enveloppe sa victime, jusqu’à la paralyser, l’asphyxier, en lui donnant du mou de temps à autre. Ainsi il la conserve en son pouvoir, tout en la désorientant, avec un plaisir confinant au sadisme. Tout cela sans trace. C’est du grand art… quasi diabolique.

Je résume la situation en une phrase lapidaire : l’un souffre sans comprendre, l’autre jouit sans entraves.

La position hiérarchique au travail peut favoriser le pervers dans son entreprise envers un subordonné. Mais s’en tenir à cette seule possibilité ne ferait que favoriser la poursuite du système entre collègues de travail, ou de subordonné à hiérarchique. Rien n’est exclu en ce domaine, d’un sexe à l’autre ou entre deux personnes de même sexe. J’ai même vu un groupe devenir progressivement le harceleur moral d’une personne qui n’avait fait que son devoir dans une situation dangereuse.

D’une certaine façon, la technique du harceleur pourrait être comparé à celle du pêcheur : séduire, leurrer le futur poisson, le ferrer puis le remonter avant de le jeter dans son panier. Mais la comparaison s’arrête là. Si le pêcheur éprouve du plaisir, il le tire de la technique, assimilable à un bonne pratique avec du bon matériel ou à l’attente d’une bon petit plat. Le pêcheur peut même revenir bredouille et satisfait du bon moment de tranquillité dans la nature. À l’opposé, le harceleur repère et poursuit sa victime pour jouir de la souffrance qu’il lui inflige. On comprend donc qu’il n’ait aucun intérêt à « l’achever », mais bien à la maintenir dans son filet.

Maintenant, parler du harceleur sans évoquer la personnalité du harcelé reviendrait à tomber dans une double faute : laisser l’esquisse inachevée, et manquer au devoir de prévention par rapport aux risques d’un couplage harceleur-harcelé.

Il apparaît que le potentiel harcelé au travail est souvent un salarié motivé, désireux de bien faire, trouvant des solutions à des problèmes complexes, attaché autant à satisfaire la hiérarchie que la clientèle, sans excès ni flagornerie, mais par sens du devoir, du travail bien fait, de la recherche de la meilleure relation, tout cela sans exubérance, dans une ambiance calme, réservée, pouvant presque passer pour distante. Bref, une personne consciencieuse, qui n’a pas « les dents longues », trouvant une part de son bonheur dans une ambiance pacifique, tout en tenant ses distances.

Le harceleur, qui n’en est généralement pas à son premier coup, a tôt fait de repérer sa cible. Il commence par des félicitations, des remerciements, des promesses, et autres remarques qui comblent la déjà victime pour qui ce manège apparaît naturel, quoique, peut-être inattendu.

Et puis, brusquement, le ton change : « Vous arrivez en retard, votre travail baisse, c’est comme ça que vous me remerciez de mes attentions envers vous, etc. » Comme il est devenu professionnel en harcèlement, il saura quand et comment lâcher du lest. « Allons, je ne vous en veux pas. C’est vrai, vous débutez. Vous ne connaissez pas encore les rouages de la maison, ses habitudes. Enfin, faites attention ! Remettez-vous au travail. Au besoin, n’hésitez pas à me demander des conseils. »

Et la séquence recommence bientôt : remontrances, comparaisons peu flatteuses avec de bons employés, menaces plus ou moins déguisées, le tout entre des périodes d’apparente bonhommie.

Le cycle peut se poursuivre par des mesures chaque fois plus mal vécues par la victime, décharge de ses tâches et dégradation des notes, refus de déplacement, mise « au placard », etc. Le malheureux qui ne comprend pas, est prisonnier d’un système de doubles contraintes irréconciliables, peut atteindre la dégradation psychologique, et même être mené au suicide.

Il est très difficile à la victime de porter plainte, car le harceleur a toutes les pièces administratives en main, bien ficelées, présentées avec assez de finesse pour que la plainte du harcelé apparaisse comme la vengeance d’une mauvaise recrue.

Tout en insistant sur le fait que le harcèlement moral peut survenir dans toute entreprise, à tout niveau, on constate que son lieu d’élection est la grande entreprise dans laquelle le salarié espère rester le plus longtemps possible, en montant en grade. Si, de plus il s’agit de la fonction publique, le terrain est plus favorable au harceleur. De plus le harcèlement peut provenir d’un subordonné envers un supérieur, avec, bien sûr, des ajustements dans la méthode.

En effet, dans un petit atelier où la fonction manuelle prime et où le langage est plus vert, plus direct, le harcelé qui commence à comprendre peut « prendre ses cliques et ses claques » d’autant plus facilement que le marché du travail le lui permet.

ET SI LE HARCELEUR EST L’ENTREPRISE… OU L’ÉTAT

Entre deux personnes, le harcèlement est déjà grave, et en dépit de toutes les difficultés, le recours à la loi reste possible… à grand prix.

Mais si le harceleur est le pourvoyeur du travail. Si sa politique consiste à placer toute l’entreprise sous le régime des doubles contraintes contradictoires, ou carrément d’un changement tel du contrat de travail que celui-ci n’est plus celui pour lequel vous avez été embauché, ce pourquoi vous aviez choisi telle entreprise plutôt que telle autre, si vous êtes dépossédé de la part fondamentale de votre travail, de votre cœur de métier, au profit d’un personnage éloigné, d’un pourvoyeur professionnel de normes dont vous savez profondément, en votre âme et conscience, que les suivre reviendrait à nier votre engagement fondamental envers le métier que vous avez choisi…

Eh bien, c’est ce qui s’est passé et continue à se passer pour des centaines de milliers de salariés, travailleurs, fonctionnaires ou non de tout niveau en France.

Cela s’est passé quand une grande administration comme La Poste (ou ses autres dénominations) a employé des personnes en renouvelant par dizaines des contrats à durée déterminée au mépris de la loi qui imposait de leur fournir un CDI. Mais, c’était « La Poste ». Cela s’est passé quand de braves agents de cette fonction publique qui avaient choisi cet emploi pour ne pas devenir des vendeurs professionnels ont été « plus que stimulés » pour ne pas dire contraints, à proposer par dizaines des enveloppes pré-affranchies à de petites mamies qui ne voulaient qu’un timbre. Et autres exemples, avec surveillance par des supérieurs veillant au grain.

Cela se passe lorsque des policiers mettant en jeu leur santé, leur vie et parfois celle de leur famille ne reçoivent pas le matériel dont ils ont besoin, et sont « tranquillement » oubliés des hautes hiérarchies quand ce n’est pas désavoués [1].

Cela se passe lorsque la « Justice » se casse entre manque de personnel, de matériel et obstruction gauchiste si tendre avec les délinquants.

Cela se passe dans les hôpitaux publics lorsque qu’un gestionnaire budgétaire prend les manettes et intervient avec une telle pression indirecte dans les pratiques médicales que cela en devient une pression directe.

Cela se passe chaque fois qu’un malade meurt ou manque mourir faute d’examen, de soins, de personnel adapté. Cela se passe chaque fois qu’une agence bourrée à craquer de bureaucrates joue à planifier ce qu’elle ne connaît pas, comme aux meilleures époques des planifications de l’URSS avec les résultats qui ont participé à sa chute.

Mais tout cela est payé en malaises lourds, en dépressions sévères, en accidents du travail, en maladies professionnelles, et même en suicides. Tous ceux qui ont été relatés dans les journaux, et tous ceux qui ne sont jamais apparus dans l’actualité, mais j’ai eu à gérer.

Je refuse le terme burn out car c’est du franglais ridicule dont « l’avantage » (pour l’État) est de ne pas avoir de définition légale qui permette d’en tirer des conséquences légales. Le burn out est à la dépression ce que les incivilités sont aux agressions : une lâcheté de plus très pratique pour nos dirigeants au courage politique nul.

Alors il faut comprendre pourquoi tant de personnes ne veulent plus travailler dans ces conditions.

À suivre

Antoine Solmer

[1] https://www.leparisien.fr/faits-divers/pas-une-fois-on-ne-sattaque-aux-problemes-de-management-deux-flics-sortent-un-livre-choc-sur-les-suicides-dans-la-police-27-01-2023-2F4MJ3UFOBHC7CW4ZHFXF5SCRA.php

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