LE SENTIMENT TRAGIQUE DE LA VIE

L’article de ce jour reproduit la préface de la traduction française du livre de Miguel de Unamuno : Le sentiment tragique de la vie. L’œuvre est une série d’essais consacrés à la situation de l’homme, « en chair et en os » ou plus exactement « de chair et d’os », que je préfère, car plus proche de l’original espagnol, et surtout plus profond, plus charnel. N’oublions pas qu’il y a du charnel dans ces divers essais qui constituent ce livre et dont le titre complet est Del sentimiento trágico de la vida en los hombres y en los pueblos. (Du sentiment tragique de la vie chez les hommes et les peuples). Unamuno ne se réfugie pas dans les nuées philosophiques. Même chez le philosophe en tant qu’individu, il affirme : «  La biographie intime des philosophes, des hommes qui ont passé leur vie à philosopher, n’occupe qu’une place secondaire. Et c’est justement cette biographie intime qui nous explique le plus de choses. » On voit que Michel Onfray en est un continuateur, avec quelques différences que je reprendrai peut-être un jour.

En tout cas, revenons à ce florilège d’essais d’Unamuno. Ils furent écrits en 1912, publiés à Madrid en 1913. Mais, ils ne seraient pas complets sans le prologue à la traduction française de 1937 chez Gallimard. Et dire que les avertissements d’avant la Première Guerre Mondiale sont restés lettres mortes pour la Deuxième qui se préparait.

J’attire l’attention de mes lecteurs sur deux points fondamentaux.

Le premier concerne le traducteur de 1937, Marcel Faure-Beaulieu. Il fut un de ces médecins engagés en 1914 qui, plus que bien d’autres auteurs, partagea ce sentiment tragique, alors qu’il traduisait le texte pendant cette guerre. J’ai déjà évoqué Georges Duhamel (ne confondons pas avec une triste alliance médiatique) parmi ces « saints laïcs » qui n’en sortirent pas indemnes et qui nous émeuvent encore.

Le deuxième point concerne la phrase que vous lirez évoquant un homme politique qui se targuait « d’avoir éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. » Il s’agit de René Viviani, cofondateur de l’Humanité avec Jean Jaurès. Ce socialiste bon teint, pourfendeur du christianisme se distingua à la Chambre des députés en 1906 par cette diatribe tirée tout droit de la Terreur de 1793 et du génocide vendéen : « «Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! Voilà notre œuvre, notre œuvre révolutionnaire.»

Et maintenant, place à la beauté du style et de la pensée, en espérant que nous n’en soyons pas au même point en 2024 que ne le furent Unamuno et l’Europe en 1912 et 1937.

Antoine Solmer

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PROLOGUE A LA TRADUCTION FRANÇAISE

 Quand je publiai ces essais douloureux, en 1912, on n’avait pas encore vu éclater dans le crépuscule spirituel de l’Europe l’incendie livide de cette guerre dont la lueur monte jusqu’au ciel en l’illuminant. Et en illuminant en même temps le fond de nos consciences, toujours et malgré tout chrétiennes. Alors un homme politique pouvait, en plein parlement français, se targuer d’avoir éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. Et voici que la guerre, avec le sacrifice et l’héroïsme et l’union sacrée, rallume, d’une manière ou d’une autre, les lumières du ciel. Car je ne doute pas que la guerre n’ait réveillé les éternelles et fécondes inquiétudes de l’au-delà, que l’homme politique croyait – illusion!– avoir étouffées. Et peut-être dans l’âme même de l’homme politique.

A l’apparition actuelle de mon ouvrage en langue française, je me crois obligé d’excuser certain passage qui paraîtra peut-être injuste envers le peuple français. La raison en est bien simple. Avant la guerre on ne connaissait guère le véritable peuple français, celui que la guerre a révélé parmi nous. La France universelle et éternelle, celle des catholiques, des huguenots, des jansénistes et des jacobins – Bossuet, Calvin, Pascal, Danton, etc., et mème Rousseau et J. de Maistre, français tous deux, bien que respectivement genevois et savoyard– la France passionnée et chrétienne, la France des Français, était obscurcie et comme voilée à nos yeux par une autre, la France cosmopolite, celle de la mode– le cosmopolitisme s’oppose à l’universalité et la mode à l’éternité, – celle des froids sceptiques et des ironistes professionnels, celle des déracinés de la terre et du ciel, de ceux dont la préoccupation dominante était de n’être pas dupes; comme si c’était là la France. Cherchant en dehors de la tradition chrétienne le sens de la vie, ces sceptiques et négateurs étaient arrivés à la formule·: il faut vivre sa vie. Mais les racines d’héroïsme qu’a mises à nu la guerre leur aura enseigné qu’il faut vivre la vie éternelle de tous.

 Peut-être ne reverra-t-on jamais sous un jour plus éclatant le sentiment tragique de la vie, qu’au cours de cette guerre qui est une lutte entre deux conceptions et deux sentiments de la vie, de la liberté et de la justice. D’un côté le sentiment païen et matérialiste de l’impérialisme prussien, proclamant que nécessité fait loi et invoquant un Dieu germanique qui n’est que l’État politique personnifié et projeté dans un ciel ténébreux; et de l’autre le saint idéal de la civilisation gréco-latino-chrétienne. Quand, il y a quatre ans, dans cet ouvrage, j’appelai Kant l’Empereur des pédants, je ne songeais guère jusqu’où les Allemands, à qui Luther avait enseigné le servum arbitrium, seraient entraînés par la pédanterie de la barbarie – plutôt que par la barbarie même – et par une science sans racines d’humilité chrétienne, car c’est là ce qui la convertit en sagesse. Je ne pensais pas non plus que la guerre se chargerait de confirmer la plupart des sarcasmes du dernier de ces essais, celui qui se rapporte à la tragi-comédie européenne contemporaine.

Cette guerre qui semble un rêve, va nous réveiller tous du terrible cauchemar où nous a tenus plongés dans le dernier tiers du siècle passé l’activité homicide de l’Allemagne – militaire, politique, économique, scientifique, artistique et même irréligieuse –  avec sa technique et son organisation et  son efficacité. Dans l’ambiance épurée par les coups de canon et sanctifiée par le sang des martyrs, comme par un encens, on pourra respirer la liberté, la spiritualité et les éternelles aspirations de vie éternelle. Les patries seront autre chose que des casernes el des usines et des bazars; elle seront des écoles pour la Patrie universelle et éternelle. Et ce bienfait, nous le devrons par-dessus tout à la France, à la France des Français, l’éternelle et l’universelle, à la France des croyants – quelle que soit leur croyance – victorieuse, en même temps que de la barbarie scientifique, des négateurs, sceptiques et ironistes professionnels, lesquels ne comprenant pas tout le sens spirituel profond de la revanche, prétendaient trouver des accommodements et des transactions pour pouvoir s’adonner au bien-être matériel et à une jouissance libre de dangers. Mais les fils de la France de l’esprit leur enseignent qu’il y a lieu de placer la gloire de survivre au-dessus de la joie de vivre.

J’espère que de cette terrible épreuve surgira en France, et pour le monde, un renouveau de son spiritualisme traditionnel–qui est sa raison d’être intellectuelle et sentimentale – d’un spiritualisme qui sait convertir la science en sagesse. On reverra briller l’esprit de Pascal, le grand tragique, suprême homme de science et suprême croyant, lui qui enseigna, mieux que personne, que le cœur a ses raisons. Et si ce livre écrit dans la patrie de Don Quichotte par un Espagnol qui commença à penser universellement en français, peut servir à quelque compatriote de Pascal pour réveiller dans son âme l’âme éternelle, universelle et chrétienne de sa propre patrie, moi, son auteur, je me donnerai pour satisfait de cette traduction entreprise par un Français, dans les tranchées, et tandis que le fracas des canons et la vue du sang remuaient en lui le sentiment tragique de la vie 1.

Fasse Dieu que le triomphe de la justice et de la liberté[1]  – car telle est la cause de la France – nous permette à tous, libres de ce cauchemar d’hégémonie et de conquêtes impériales de la Terre, de nous consacrer à la conquête du royaume éternel des cieux  qui est le champ de la pure et sublime lutte d’amour.

Salamanque, 15 mars 1916.

[1]

J’ai à ajouter que ce livre fut écrit par un Espagnol basque, de la race de Loyola et de l’abbé cie Saint-Cyran, et que nous autres Basques, nous sommes un des deux traits d’union – les Catalans étant l’autre – qui unissent la France il l’Espagne. Notre vieille langue millénaire est . parlée des deux côtés des Pyrénées. La Gascogne est l la même chose que la Vasconia. Port-Royal, si profondément français, avait puisé en Saint-Cyran une sève basque. Sainte-Beuve le savait bien.

Miguel de Unamuno