AINSI DÉBUTA L’ŒUVRE ?

STOP
STOP

Nous avions convoqué l’étymologie, puis le dictionnaire pour nous armer des définitions potentielles de l’œuvre, en quelque sorte la déposer entre ses fins, ses limites, pour mieux l’étudier. Et lors de notre match de boxe précédemment décrit nous avons vu se développer des prolongements inattendus, multifocaux, jusqu’à en sortir groggy. Encore n’étions-nous pas confrontés à ces champions. L’auraient-ils seulement voulu ? Et nous, alors !

Ainsi il y a des œuvres dans l’œuvre, dont la nôtre, qui n’est pas la moins intéressante, ni la moins risquée. Chacun prend ses risques dans une œuvre. Qui peut y perdre sa carrière, qui y joue sa fortune, qui y récolte des horions, qui y vend son âme, et la liste est longue de toutes ces vies pesées aux risques pris, aux enjeux, aux espoirs et même aux pensées les plus sordides. Quant à « refaire le match », ce n’est qu’une retombée sociale sur le zinc d’un bistro, créatrice de substantiels bénéfices par produits dérivés de toutes sortes. Il semble que cela soit sans fin. La tête tourne à cette création enveloppante d’œuvres et de sous-produits qui sont autant d’œuvres qui…

Peut-être est-il plus sage d’abandonner ici la partie, reportant notre espoir sur les limites premières. Je retrouve, mes boxeurs. Ils sont adolescents, lors de leur premier combat, celui au cours duquel leur carrière aurait pu tourner court. Je suis têtu. Je le vois à leur première leçon de boxe. L’un est venu à ce sport, car il était bagarreur, commençait à faire des bêtises. Un brave homme lui a conseillé le gymnase du coin, pour se discipliner. Et ça a marché. Sommes-nous au début de l’œuvre ? Pourquoi pas ? Mais je me pose la question de trop. Quelles bêtises avait-il bien pu faire ? Oui, c’est là que tout a commencé. Enfin, j’y suis. Ah ! Des bêtises, comme son grand frère ! Je n’aurais jamais dû poser la question ; j’aurais dû m’en tenir au premier coup de gong de l’arbitre. Mais voilà, je suis un homme, et mon sacré cortex me mène, tantôt comme un cheval fougueux, tantôt comme un limaçon sous-alimenté, toujours vers des questions sans fin. Est-ce notre malédiction, ou notre sauvegarde ? Ou les deux ?

Parlant de cheval fougueux, les Grecs nous fournissaient l’image des centaures, mi-hommes mi-chevaux, allégorie portant notre idéal d’homme à dompter nos forces intérieures. Le plus célèbre fut Chiron, qui était immortel et chargé d’instruire les grands héros de l’époque, dont Hercule. Mais celui-ci le blessa d’une flèche empoisonnée par le sang de l’hydre de Lerne. La douleur était insupportable au point que Chiron demanda aux dieux la mort salutaire. Ainsi fut fait. Le nom Chiron (Kheírôn) nous ramène à son étymologie grecque qui signifie main (kheír). Ici encore la main qui œuvre, qui instruit et qui, dépassée par les conséquences inattendues de ses œuvres cherche le salut dans la mort divinement accordée. Il faut savoir s’arrêter et en payer le prix qui est aussi une délivrance. Autrement dit, la main (kheír) doit savoir saisir le moment privilégié qui n’arrive qu’une fois, le kairos (dont la ressemblance phonétique nous obligerait presque à un saut d’étymologie fantasque que nous n’oserons pas, quoique…). C’est un point sur lequel il faudra revenir.

Mais retournant au limaçon, nous collons – avec autant de lenteur que d’entêtement – à l’idée obsédante de l’œuvre à accomplir, dussions-nous pour cela entrer dans le grand labyrinthe du monde, au risque de l’enfermement sans issue, sans autre lumière que celle de notre imaginaire, sans autres repères que ceux de nos tâtonnements et de nos heurts. Nous devenons aussi prisonniers d’un temps indéfini, d’une vie solitaire et inconnue, aussi méprisée qu’oubliée dans les entrailles d’une construction inhumaine et intemporelle. Chiron avait le soutien des dieux. Ici, qui entendrait notre dernier appel ? Et pourtant, nous progressons dans cette construction qui développe sa géométrie dans on ne sait pas combien d’espaces, avec, en pensée obsédante, les origines, mieux encore, l’Origine, la Création. Felix qui potuit...

Et soudain, des bruits. Une langue inconnue, des formules, des intégrales partent en java, des matrices se développent, et des forces résonnent, vibrent, se contorsionnent sous la poussée des physiciens qui souhaitent les réunir en un seul élément : la force unique qui les contient toutes. Ils sont accompagnés de personnages ultra-lunaires qui traitent de la vie et de la mort des galaxies, pour découvrir le premier atome, et le premier temps, l’initiateur du Big-Bang.

Puis des chants, des disputes, des accords, nous reconnaissons des mots, qui s’ajoutent en phrases elliptiques ou en arbres de prémisses. Ce sont les générations de théologiens, ceux qui veulent adapter l’évolution du monde au Créateur sans briser les travaux de leurs prédécesseurs.

Tous, désunis par les méthodes, unis dans la même recherche. Mais il est dit que ni Dieu, ni le Soleil ni la Vérité ne peuvent se contempler en face. Le prix en serait la cécité, ou pire encore ?

Alors, nous entendons une vieille et forte voix. Ananké stenaiIl faut s’arrêter, hurle Aristote du profond de sa Métaphysique, livre II. Retenons-la, nous y reviendrons.

Abonnez-vous à notre lettre d'information et rejoignez les 14 autres abonné·es.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *