ALEXIS CARREL : EXTRAIT N°12 : COMMENT AJUSTER CES RÈGLES À CHAQUE INDIVIDU – LES CONFLITS INTÉRIEURS – LA RÈGLE SUPRÊME – DIRECTION SPIRITUELLE

L'HOMME NE PEUT SE RECONSTRUIRE SANS SOUFFRIR CAR IL EST AUTANT LE MARBRE QUE LE SCULPTEUR
L’HOMME NE PEUT SE RECONSTRUIRE SANS SOUFFRIR CAR IL EST AUTANT LE MARBRE QUE LE SCULPTEUR

RAPPEL ET PRÉSENTATION

Nous reprenons la série des extraits de l’œuvre d’Alexis Carrel intitulée :  Réflexions sur la conduite de la vie, Ascension de l’esprit dans l’individu. C’est le 12e, et son titre-programme est clair : Comment ajuster ces règles à chaque individu / les conflits intérieurs / la règle suprême / direction spirituelle.

Il est évident que cet extrait nous mène vers une synthèse personnelle. Lisons-le.

LE 12e EXTRAIT

Aucun code de conduite n’est applicable indistinctement à tous les individus. Car chaque individu est différent de tous les autres. Certains ont des tempéraments tellement particuliers que les règles habituelles leur sont inapplicables sans ajustement spécial.

Au premier abord, il semble que des règles aussi générales que celles déduites des lois de la conservation de la vie, de la propagation de la race, et de l’ascension de l’esprit conviennent à tous les humains, à toutes les époques, et à toutes les races.

Il n’en est rien cependant.

L’histoire de l’Europe et de l’Amérique présente de nombreux exemples d’individus qui ont transgressé ces lois sans que ces transgressions aient amené de catastrophes ni pour eux, ni pour leur nation.

Au contraire, certaines de ces transgressions ont été d’un grand profit à la société et à l’espèce.

Saint François d’Assise a fait plus pour l’humanité en priant et en mendiant que s’il avait été père d’une nombreuse famille. Il était préférable aussi qu’Amundsen se sacrifie dans l’espoir de sauver Nobile que de vivre tranquillement dans sa maison jusqu’à un âge avancé.

Bien que les lois de conservation et de propagation soient impératives, elles souffrent cependant des exceptions.

Au contraire la règle de l’ascension de l’esprit est inflexible. Parfois, il est permis de sacrifier la vie à l’esprit, mais il est toujours défendu de sacrifier l’esprit pour sauver la vie.

Quelle conduite adopter quand une opposition s’élève au fond de notre âme entre les ordres que nous donnent les lois fondamentales de la vie? Il faut nous comporter comme nous le commande la structure même des choses.

RÉFLEXIONS SUR LE 12e EXTRAIT

Autant les extraits précédents pouvaient être compris d’une manière générale, autant celui-ci nous parle directement. Sa première phrase est explicite : « Aucun code de conduite n’est applicable indistinctement à tous les individus. » Voilà une phrase qui « assassine » tous les codes, tables et autres modes d’emploi que nous proposent des « régulateurs extrêmes » religieux, philosophes, ou autres.

Mais notre « assassin » est le docteur Carrel, c’est-à-dire un médecin profondément humaniste. C’était un temps où un quelconque collectionneur de virus ne se transformait pas en une star politico-médiatique. C’était un temps où le médecin s’occupait de sauver un maximum de vie (pour le malade qu’il suivait) et de vies (pour la population). Autrement dit, les spécialistes forcenés du curetage, pas plus que les moralisateurs de la dénutrition obligatoire camouflée en non-acharnement thérapeutique n’avaient pas les honneurs des foules mal « cérébrées » pour ne pas dire décérébrées. Cela change tout.

Donc notre « assassin de codes » qu’était le Dr Carrel, s’intéressait à moduler ces codes et prescriptions pour les ajuster à la dimension humaine, ou pour mieux dire, aux dimensions de chaque humain. On pourrait dire que chacun de nous réécrit le code jusqu’à obtenir la meilleure adéquation entre la prescription venue d’ailleurs et son mode opératoire personnalisé, l’essentiel étant de conserver les valeurs nécessaires dans leur pratique, sans en trahir l’esprit.

D’emblée il sépare la perception globale des trois grandes lois (conservation de la vie, propagation de la race et ascension de l’esprit) de la réalité observable : tout dépend de l’humain dans son époque et sa race.

Une fois de plus dans notre époque de « phobisme panoptique », les « mal cérébrés » vont accuser le Dr Carrel de racisme, puisqu’il utilise le mot race, et que ce genre de détracteurs n’a d’autre argument que le mensonge accusatoire. Mais lisons bien : le Dr Carrel se préoccupe de toutes les races à toutes les époques et spécifiquement de chaque individu. Notre époque réductrice n’arrive même plus à comprendre que ces trois lois fondamentales s’appliquent différemment dans la jungle de New York, de la Silicon Valley, du « neuf-trois » ou dans celles de Bornéo, du Mato Grosso, ou du Sahara. Je laisse à chacun de choisir la meilleure acception du mot jungle, selon la localisation.

Les exceptions à la règle offrent d’autres éclairages mieux adaptés pour un conservatisme progressif. Déjà, l’exemple est un ordre tacite. L’exception exemplaire franchit une frontière, cherche une meilleure adéquation aux trois lois, au prix de mille difficultés et même d’échec. Dans ce dernier cas, elle montre une limite, une frontière dont on ne sait si elle restera infranchissable ou si elle doit devenir un nouvel objectif. Inversement, en cas de succès, elle devient un ordre tacite ou mieux, une mise en ordre conseillée.

Personne n’impose à quiconque de devenir une copie parfaite de saint François d’Assise. Personne n’oblige à célébrer sa sœur la Lune, ni son frère le loup. Personne n’impose la mendicité comme lien social. Et pourtant, chaque fois que l’un de nous s’émerveille devant la sublime rondeur de notre satellite, retenons qu’au même moment, cette émotion se partage quelque part avec un autre être qu’on ne connaîtra jamais. Mieux, cette émotion nous vient du fond des âges, et nous en rapproche.

Alors, oui, dira-t-on, saint François semble oublié ou inutile dans cette émotion partagée. Bien des humains peuvent avoir perçu cette communauté virtuelle des siècles avant la naissance de saint François, et même l’avoir conceptualisée dans des civilisations que des cuistres de tout bord qualifient tantôt de primitives tantôt de merveilleuses, bref, de minables ou des faux maîtres à penser. Oui, mais… saint François a conceptualisé et surtout vécu, pour cela et de cela, jusqu’à atteindre un autre monde, son monde, qu’il nous montre, sans nous l’imposer. Et cela dans un élargissement religieux qui s’appuie finalement sur une cosmogonie. Car, relisons la Genèse, et le soin que l’homme prend des animaux, soit pour les nommer (ce qui les amène à la vie différenciée), soit pour en devenir responsables, soit pour les sauver lorsque que survient le grand déluge.

Je laisse à chacun le soin de reprendre mutatis mutandis le même raisonnement concernant la mendicité. Mais n’oublions pas d’y ajouter le paramètre économique. Certes, il est bon et même agréablement ressenti de donner une aumône. Faut-il pour autant que la mendicité devienne un but communautaire ? Car alors, si chacun s’y mettait, combien de donneurs d’aumône resteraient-ils ?

Néanmoins il faut relire la phrase du Dr Carrel : « Saint François d’Assise a fait plus pour l’humanité en priant et en mendiant que s’il avait été père d’une nombreuse famille. » Plus pour l’humanité. Non pour la seule chrétienté, pour l’humanité.

Comme autre exemple il cite les noms d’explorateurs fameux en leur temps, Amundsen et Nobile dont les noms sont malheureusement inconnus des jeunes générations, alors, qu’il y a si peu de temps, nous en rêvions encore. Amundsen avait atteint le pôle Sud en 1911 dans une fantastique course contre Robert Scott qui y trouva la mort. J’invite chacun à lire les carnets de Scott qui ont été retrouvés lors de la découverte de son ultime point d’étape. Et en 1931, Amundsen partit pour tenter de sauver l’Italien Nobile dont le dirigeable s’était écrasé au retour de son voyage vers le pôle Nord. Cette action était d’autant plus chevaleresque que les deux hommes s’étaient âprement disputé la préséance lors d’un voyage précédent, et l’on sait combien la rigueur scientifique est moindre que la raideur d’amour-propre. Nobile survécut, et le corps d’Amundsen ne fut jamais retrouvé, pas plus que ceux de ses compagnons de vol.

S’agissant de phénomènes vitaux auxquels se superposent nos caractéristiques humaines, l’histoire et le destin entrent en ligne de compte. Ainsi, les hiérarchies des trois lois peuvent être bousculées momentanément. Nous retrouvons les fameuses exceptions, qui obligent à des réajustements. Disons-le autrement en rappelant qu’une des définitions de l’intelligence est notre capacité à nous adapter à des circonstances nouvelles, imprévues, voire conflictuelles, en nous inscrivant nous-mêmes en des conflits internes.

Ici Alexis Carrel pose une hiérarchie, ou tout au moins une sorte d’exception concertant les exceptions : « la règle de l’ascension de l’esprit est inflexible. » Et pour bien marquer les limites, il précise : «  Parfois, il est permis de sacrifier la vie à l’esprit, mais il est toujours défendu de sacrifier l’esprit pour sauver la vie. »

Cela pourrait passer pour une vaine gloriole, ou comme une illusoire retombée de cette vieille notion qu’est devenu l’honneur. Voyons-y plutôt la magnification de l’esprit humain, conscient de son devenir mortel, et posant malgré tout la survie de l’esprit comme but ultime. Cet esprit, aussi large que puisse en être la définition, devient alors le testament fondamental de l’homme. On ne lègue pas des euros, des dollars, des roubles, ou autres chiffons de papier, mais on doit – on devrait – léguer à ses enfants, mais aussi au lecteur inconnu, l’esprit qui nous a animé, en quelque sorte, notre âme (le mot ayant la double valeur religieuse et d’animation corporelle, et que chacun fasse son choix).

Autant le dire, cette notion « d’esprit animant », avec sa double valeur, s’applique à tout homme, quelle que soit sa position sociale. Celle du plus humble travailleur n’est pas moins valorisante que celle du président. Mais rien n’interdit de l’appliquer aux objets (au sens le plus large) que l’homme « anime » du fait de son travail sur eux ou avec eux. C’est bien le sens de la dernière phrase de notre extrait du jour : « en cas d’opposition […] au fond de notre âme entre les ordres que nous donnent les lois fondamentales de la vie, il faut nous comporter comme nous le commande la structure même des choses. »

En termes vieillis et d’autant plus savoureux : la « belle ouvrage » porte la même valeur d’esprit pour une soudure professionnelle que pour une nation entière. Et là, autant le dire fort et clair : on n’est pas gâté !

Antoine Solmer

La citation de couverture, est d’Alexis Carrel. Traduction personnelle.
https://www.youtube.com/watch?v=uhmcY4zklHk