CRÉON ET ANTIGONE VUS PAR JACQUES LACARRIÈRE

Passionné de mythes depuis mes propres temps “mythologiques”, je n’ai pu m’empêcher de me replonger dans le Dictionnaire amoureux de la mythologie de Jacques Lacarrière (Éditions Plon). Nous lui devons aussi une très bonne traduction de la trilogie de Sophocle et bien d’autres textes civilisationnels.

L’article de ce jour donne son éclairage, que nous modulerons, sur le personnage d’Antigone, spécifiquement lors de son opposition à son oncle Créon.
Rappelons-nous en peu de lignes, qu’Antigone, fille d’Œdipe et de Jocaste, a pour soeur Ismène, et pour frères Étéocle et Polynice. Tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des mondes thébains si le destin ne s’en était mêlé.

Après la découverte de l’inceste d’Œdipe (bonjour Sigmund !) Œdipe perd son titre royal. Il est remplacé par ses deux fils qui doivent régner un an chacun, pour éviter tout litige. Mais la discorde s’en mêle. Le sage Étéocle, bienfaiteur de Thèbes, refuse de laisser Polynice, braillard et querelleur, régner en tyran. Ce dernier va d’abord demander la bénédiction de son père réfugié à Colone (un faubourg d’Athènes). Essuyant une forte rebuffade, accompagnée d’une prophétie dramatique, il part demander du secours à Argos.

Oublions momentanément Antigone pour lancer un regard géostratégique. Ces trois cités, Thèbes, Athènes et Argos ont eu bien des contentieux réglés lors de conflits multiples, dont les guerres médiques, et celle du Péloponèse sous domination d’Argos. 

Si Polynice s’était simplement étripé avec son frère à Thèbes, la tragédie d’Antigone n’aurait pas eu lieu. Mais traverser l’isthme de Corinthe et rameuter les troupes d’Argos contre Thèbes, cela s’appelait de la trahison pure et simple.

Lorsque les deux frères se furent entretués, Créon (leur oncle) accepte des funérailles officielles pour Étéocle, mais les refuse à Polynice, et ordonne que son corps soit laissé aux chiens errants. C’est là qu’intervient Antigone, sous la plume de Sophocle, et que Jacques Lacarrière prend le relai.

Il accepte bien le personnage d’Antigone : autoritaire, intransigeante, une conscience sans faille, une obéissance extrême aux lois qui dépassent celles de la Cité. Elle défie Créon, non comme une passionaria gauchiste, mais comme une servante inflexible des longues traditions qui ont fondé la force de Thèbes. Une situation cornélienne avant l’heure. Jacques Lacarrière comprend et soutient à sa façon ce comportement qui emporte souvent les sentiments plus que les raisonnements. Regardons bien les deux protagonistes : Créon, l’homme fort, représentant la toute puissance de la loi, de ses armées victorieuses, opposé à la jeune Antigone, à ses pleurs et ses appels aux liens sacrés, prête à donner sa vie pour défendre son plaidoyer. Aujourd’hui, cela parle aux foules.

Oui, mais… Car il y a toujours un mais. Jacques Lacarrière m’apprend (nous apprend ?) un petit détail qui change tout, inscrit dans”un passage escamoté dans bien des versions”. 

En fait, Antigone n’aurait “jamais affronté Créon ni désobéi à son ordre si le mort avait été quelqu’un d’autre, y compris son propre mari car seuls les liens du sang et la loi du génos, du clan familial, comptent pour Antigone. Elle eût laissé périr ainsi, sans sépulture, mangé par les rapaces, n’importe quel autre homme que son frère.”

Pour Jacques Lacarrière : “Ce passage interdit de voir en elle un symbole du forcené, de la défense inconditionnelle des humiliés ou des maudits.”

Autrement dit, nous découvrons une Antigone, qui, pour moi, s’enrichit d’une nouvelle dimension. J’avais écrit il y a longtemps une défense de Créon. Je ne la renie pas. Mais aujourd’hui cette Antigone devient une femme qui crée du lien vital en offrant sa vie, tant pour les générations passées que pour les futures.

Or, ce serait trop simple, presque mécanique. Je m’interdis d’imaginer une Antigone “simplement” obéissante aux lois dictées par les siècles du génos. Non Antigone n’est pas un robot programmé, venu d’une autre planète, à des années lumières de la Thèbes de Créon. Pas plus qu’une obsédée de la révolte sous la plume de Bertold Brecht. Au contraire, elle est déchirée, profondément intimement, insupportablement. En s’offrant en holocauste, elle gagne sur deux tableaux intimes : elle fait offrande à la plus grande fidélité, et elle se punit de sa trahison envers Thèbes, comme Polynice le fut.

Pour moi, cette vision d’Antigone se sacrifiant, même sans honneur, par l’enterrement à vif, est la seule qui lui permette de réunir ses deux frères, malgré leur conflit fraternel, et de les rejoindre dans la trame de leur génos.

Et puis, une fois de plus, n’oublions pas la clémence (à juger dans son époque) de Créon. Il n’abandonne pas le corps d’Antigone aux rapaces, souillé et méprisé. Il laisse la terre et le temps faire leur œuvre. Cornélien, encore, n’est-ce pas ?

Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi [*].

Antoine Solmer

[*] Corneille, Le Cid