LE TRAIN ZÉRO PAR IOURI BOUÏDA

IOURI BOUÏDA : LE TRAIN ZERO
IOURI BOUÏDA : LE TRAIN ZÉRO

L’AUTEUR : IOURI BOUÏDA

Iouri Bouïda est né en 1954, l’année suivant la mort du pire moustachu des temps modernes, le petit père Staline, le véritable homme d’acier. Cela suffit à un auteur bien porté par sa plume, dont il se fait « voleur, espion, assassin »[1], et aussi ami, complice, prisonnier et surtout dénonciateur, pour nous offrir son regard enfiévré dans Le Train Zéro, un ouvrage écrasé et écrasant sur le monde de la technique, tel que Heidegger eût rêvé de le produire.

CHANGEMENT DE MONDE

Mais la technique sans l’homme n’est que de la robotique, et en ce sens, Asimov reste le plus grand (au moins pour moi). Alors que la technique plus l’homme devient le cauchemar du vivant qui s’imprègne de fer et d’acier et de fonte, jusqu’à ce que les copulations ne soient plus qu’emboutissage, fraisage, et autres transformations anti-alchimiques. De l’or frelaté et de l’amour de même niveau naît la métallisation mortelle, chimère portée à l’incandescence. Cet homme, c’est Ardabiev, celui que Fira surnomme Don Domino.

Et pendant ce temps, ou hors du temps, et horriblement présent, gronde un train qu’on aurait souhaité pouvoir ranger au rayon des films d’horreur, alors qu’il impose sa réalité obsessionnelle jusqu’à créer un embryon de vie dans un endroit perdu, puis, inlassablement, mécaniquement, irrémédiablement, la détruire de toutes ses vibrations.

L’inhumanité telle qu’elle fut voulue, imposée, nous prend aux tripes. Le héros du livre, si ce n’est le Train Zéro, est ce fameux Don Domino, peut-être Espagnol, dans cette ambiance russe. Pourquoi pas ? Il est une sorte de Jacques Lantier porté aux Enfers, et la Lison, si « bête humaine » soit-elle, n’est qu’une pâle figure à côté de l’infernal Zéro qui lui impose une cadence démoniaque, jusqu’au délire.

Unique au début du récit, le train se multiplie jusqu’à occuper tout l’espace qu’il détruit inlassablement, sans que jamais personne n’en connaisse la destination, ni les étapes, ni le contenu. Peut-être l’horrible contenu ? Est-ce pour cela que la pauvre Aliona se couche sur les traverses en appelant sa mère disparue, alors que la bête fauve gronde à quelques centimètres de son corps ? Et pourquoi, une nuit de carnage métallique, finira-t-elle en morceaux de viande épars ? Pourquoi le colonel roux exécute-t-il Micha, le mari de Fira ? Pourquoi Vassily, l’ami de Don Domino devient-il fou, se cache-t-il dans un réduit, pour écrire ce qu’il dit avoir vu, et se suicide-t-il en avalant ses papiers ? Pourquoi Domino explose-t-il la tête du colonel roux, que le courant du fleuve ramènera, un poing fermé sur la clef salvatrice ? Pourquoi Fira…  … ? Pourquoi Goussia… ?

Pourquoi ne reste-t-il que le vieil Ardabiev, celui qu’on surnommait Don Domino… ? Qu’est-ce qu’un domino ? Dans sa gentille version enfantine, un jeu où il faut se débarrasser au plus vite de toutes les pièces. Mais il existe une version lubrique : des dizaines, des centaines, de milliers de pièces, disposées sur tranche, en une ou plusieurs figures, comme des trains. Il suffirait d’un ordre, d’une pichenette renversant le premier pour qu’il entraîne tous les suivants dans sa débâcle.

Tant de pourquoi ! Pas de réponse ! Juste une interrogation à peine formulée. Un Dieu ? Quelque part ? Chut… !

La petite Alionka, la fille d’Aliona, la folle au train, a grandi. Elle est partie à Moscou. La seule qui survivra au Train Zéro. Peut-être…

UN TRAIN ? SUR QUELLE LIGNE ?

Le Train Zéro est une œuvre mythique. Comment la classer ? De par sa taille, je propose de l’intercaler entre Zangra (la remarquable chanson de Jacques Brel) et Le Désert des Tartares de l’immense Buzatti. Désolé d’avoir à dire et à redire qu’avec ce train, La Bête humaine reste un vieux tortillard, malgré ses incontestables qualités. C’est que Kafka est venu et que son ombre plane à jamais sur ces destins confrontés à l’éternel absurde. Il y a toujours, quelque part, un Procès soumis à une justice d’ombres malfaisantes.

Qui n’aimerait s’attabler avec le vieux Zangra, « près du fort de Belanzio qui domaine la plaine » ? Qui n’aimerait accompagner le lieutenant Drogo sur les remparts, guettant l’ennemi du Nord ? Qui n’aimerait seconder le jeune Aldo en son expédition vers l’ennemi héréditaire ?  Mais qui oserait sans répulsion approcher ce corps cassé et cette ferraille tordue de Don Domino ?  

Le Train Zéro s’impose par la violence du verbe, par l’imprégnation du métal dans l’esprit de l’humain et jusque dans ses replis les plus intimes. Par touches subtiles ou par larges swings, Iouri Bouïda nous promène à sa guise dans la déliquescence, soit celle des coïts démentiels de Don Domino, soit celle des enfermements mentaux de cette petite colonie, jusqu’à son effritement final.

Est-ce encore un roman ? Est-ce un avant-goût de l’Enfer ? Ou simplement un récit tiré du plus profond d’un régime qui a forcé les hommes à se gorger de pourrissement, jusqu’au stade suprême : accepter l’inacceptable et s’accuser de l’avoir mérité ?

Quelle que soit la réponse, Le Train Zéro est une œuvre dont tout véritable écrivain devrait se sentir dépossédé de ne pas l’avoir écrite.

Merci à Iouri Bouïda !

UNE PAGE AU HASARD

Au matin, elle lui avait déclaré en le regardant dans les yeux : « Ce n’est pas par haine envers moi, mais par amour pour elle que tu as accompli ce miracle. Je ne sais même pas qui elle est. Mais tu ne pourras jamais t’en délivrer, Ivan. » Tout en enfournant du charbon dans les chaudières des locomotives, en faisant cliqueter sans relâche ses dominos sur les tables astiquées, en dévorant de la viande froide en conserve et en avalant de la vodka glacée, il cherchait la seule et unique femme, il la cherchait dans les autres femmes, dans leurs exhalaisons marécageuses, dans la crevasse noire de leur bouche, sur les collines en fonte de leurs seins, dans les labyrinthes visqueux de leur vagin et dans les cieux miroitants de leurs yeux qui ne reflétaient que lui-même et son regard de chasseur, plein d’angoisse et d’une détresse poignante. Il voyageait sur les terres stériles des maigres blondes, sur les plaines fertiles des « gros calibres » frigides, sur les pentes escarpées des brunes frénétiques et dans les fondrières malsaines des passions asiatiques qui vous sucent – Seigneur, se disait-il, mais où est-elle, où est-elle donc ? Le matin, il plaçait la femme nue près de la fenêtre, à contrejour, mais son corps était sombre et opaque. La soie crépusculaire et les épaisses boucles noires, comme forgées dans de l’acier oxydé, bruissaient et résonnaient dans sa mémoire, lui faisant perdre la raison. Cette même Rosa lui avait dit : « Tu vas d’abord te dessécher jusqu’à l’os, puis jusqu’au cœur, et enfin – jusqu’à elle. Ce n’est pas ton premier amour, ni le seul, c’est le dernier. » Et, étalant ses cartes délivrées par la bibliothèque spéciale du N.K.V.D. et marquées, au dos, du cachet ovale de la Ligne, qui garantissait l’excellente qualité et la pureté morale de leurs prédictions, elle avait ajouté : « Tu ferais mieux de la tuer. » Il conduisait le train zéro de la station Neuf à la station Cinq, de la Cinq à la Neuf et, s’il le fallait, plus loin. Mais personne ne lui avait jamais dit ce qu’il transportait, d’ailleurs personne ne pouvait le dire. Une cargaison. Parfois, la nuit, tandis qu’on chargeait le charbon sur les locomotives et qu’on faisait le plein d’eau, il se promenait le long du convoi, tendant l’oreille, écoutant attentivement, essayant de saisir ne fût-ce qu’un bruit venant des entrailles des wagons bouclés et plombés. Rien. Jamais. Les wagons étaient remplis de mutisme, de silence, de ténèbres. De mystère. Personne ne répondait à ses questions, s’il se risquait à en poser. Ni les mécaniciens, ni les chauffeurs, ni, les gardes, ni les employés des stations. Visiblement, ils n’en savaient pas plus que lui. C’est-à-dire rien. Et il avait cessé de poser des questions. D’ailleurs il n’en avait pas vraiment envie.

[1] Titre d’une de ses œuvres, de nature autobiographique.